Dans l’histoire de l’application de la loi du 9 décembre 1905, dite loi de séparation des Églises et de l’État, rarement les exégètes du monde politique, voire du droit, n’ont invoqué autant les dispositions législatives permettant de dissocier de la vie publique les croyances religieuses du respect des principes de laïcité énoncés dans la Constitution française.
Jean-Pierre Tricon, avocat au barreau de Marseille |
La Constitution du 4 octobre 1958 n’énonce-t-elle pas, en son art. 2 :
"La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances."
Dans le domaine des pompes funèbres, on sait que l’art. L. 2223-19 du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) dispose :
"Le service extérieur des pompes funèbres est une mission de service public comprenant (…). Cette mission peut être assurée par les communes, directement ou par voie de gestion déléguée. Les communes ou leurs délégataires ne bénéficient d'aucun droit d'exclusivité pour l'exercice de cette mission. Elle peut être également assurée par toute autre entreprise ou association bénéficiaire de l'habilitation prévue à l'art. L. 2223-23".
Dans la guide "Laïcité et Collectivités territoriales", publié, élaboré par l’Observatoire de la laïcité, rattaché au Premier ministre, il est mentionné :
"Au titre de la laïcité, la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte, ce qui implique qu’aucune religion ou conviction puisse être, ni privilégiée ni discriminée. La laïcité repose sur la séparation des Églises et de l’État, ce qui implique que les pouvoirs publics ne s’ingèrent pas dans le fonctionnement des institutions religieuses."
Les élus de la République ont la charge de faire respecter la laïcité
Elle suppose un engagement fort et constant de la puissance publique pour assurer sa pédagogie et sa promotion. La puissance publique doit garantir à tous et sur l’ensemble du territoire la possibilité d’accéder à des services publics, où s’impose le respect du principe de neutralité, à côté d’autres services d’intérêt général.
Tout agent d'une administration publique, ou du gestionnaire d'un service public a un devoir de stricte neutralité. Il se doit d'adopter un comportement impartial vis-à-vis des usagers du service public et de ses collègues de travail. Les manquements à ces règles doivent être relevés et peuvent faire l'objet de sanctions…"
La question qui se pose est désormais la suivante : dans le domaine des pompes funèbres, une entreprise ou une association habilitée pour proposer et organiser les prestations du service extérieur des pompes funèbres, peut-elle se réclamer dans ses enseignes de son appartenance à une religion déterminée ?
En effet, nous avons relevé qu’à Marseille, nombreuses sont les entreprises qui ont été habilitées sous une enseigne commerciale revendiquant l’appartenance du gestionnaire de la mission de service public à un courant religieux majeur.
Ainsi, il existe plusieurs entreprises se réclamant de la religion musulmane à Marseille, Montpellier et Nîmes, mais aussi dans les grandes villes de l’Hexagone, dont Paris et Marseille, au moins, une dédiée aux familles de confession israélite, ainsi qu’une entreprise dénommée "Le Service Catholique des Funérailles", qui, sur son site Internet, mentionne qu’il est un service de pompes funèbres complet…".
Cette référence dans la dénomination commerciale, voire sociale, de l’entreprise est-elle compatible avec la loi du 9 décembre 1905 et la Constitution française de 1958 ?
La réponse est déjà en partie fournie par le guide "Laïcité et Collectivités locales", précédemment cité, mais aussi avec l’avis sur la laïcité donné par la Commission Nationale Consultative des Droits de l'Homme (CNCDH), NOR : CDHX 1324398V, lors de son assemblée plénière du 26 septembre 2013, publié au Journal Officiel de la République Française (JORF) n° 0235 en date du 9 octobre 2013, dans lequel la CNCDH a rappelé son attachement au principe de laïcité.
Il est mentionné, dans cet avis, que, consacrée depuis plus d'un siècle, la laïcité constitue un principe fondateur de la République française, conciliant la liberté de conscience, le pluralisme religieux et la neutralité de l'État.
Que les débats qui ont suivi la publication, en mars 2013, de deux arrêts de la Cour de cassation en matière de manifestation de l'appartenance religieuse sur le lieu de travail, ont mis au jour une méconnaissance de la laïcité, tantôt réduite à un simple principe de tolérance, tantôt déformée jusqu'à réclamer un rejet de tout signe religieux dans l'espace public.
Or, pour la CNCDH, non seulement la République "assure la liberté de conscience", mais la République respectant "toutes les croyances" (art. 1er de la Constitution) "garantit le libre exercice des cultes" (art. 1er de la loi de 1905).
Pour elle, la séparation des Églises et de l'État ne doit donc pas être comprise comme visant à l'éviction hors de l'espace public de toute manifestation d'une conviction religieuse.
Qu’en France, la laïcité obéit à un régime juridique précis, issu pour l'essentiel de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l'État, dont les articles 1er et 2 disposent que : "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public." "La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte." Le principe de laïcité a acquis une valeur constitutionnelle avec la Constitution de 1946, réaffirmée dans l'art. 1er de la Constitution de 1958.
Que la France est également liée par un ensemble de textes internationaux dans lesquels la notion de laïcité n'apparaît pas. C'est sous l'angle de la liberté de conscience et du pluralisme religieux que sont appréhendés, au plan international, les rapports entre Églises et États par des textes qui garantissent l'absence de discrimination pour raisons religieuses et le respect de la liberté religieuse, mais admettent des restrictions légitimes à la manifestation de cette liberté.
Ainsi, la Convention européenne des droits de l'homme affirme, dans son art. 9, le droit de toute personne à la liberté de pensée, de conscience et de religion.
Ce texte précise que ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, et que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction s'exerce tant individuellement que collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. Il est toutefois possible, selon ce même article, de limiter la liberté de manifester sa religion à la triple condition que cette ingérence soit prévue par la loi, qu'elle poursuive un but légitime et qu'elle soit nécessaire dans une société démocratique (sécurité publique, protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, protection des droits et libertés d'autrui).
La CNCDH relève, néanmoins, que le régime juridique de la laïcité est à la fois épars, car dispersé dans de nombreuses sources juridiques, et divers, car la laïcité ne s'applique pas de la même manière sur l'ensemble des territoires de la République.
Dans ce corpus juridique éclaté, le rôle du juge a été fondamental
C'est principalement de la jurisprudence que se sont dégagées les règles juridiques applicables, à partir des dispositions constitutionnelles, législatives ou réglementaires, mais aussi à partir des conventions et traités internationaux. Le développement d'une abondante jurisprudence (Conseil constitutionnel, Conseil d'État, Cour de cassation, Cour Européenne des Droits de l'Homme [CEDH]) montre combien l'application du principe de laïcité touche tous les domaines de la vie sociale et combien les réponses doivent s'adapter à des réalités diverses. Cet éclatement du corpus juridique n'impose pas nécessairement l'adoption d'une loi nouvelle. Il est bien connu qu'il est sage de ne pas demander à la loi ce qu'elle ne peut produire.
Ainsi, pour la CNCDH, sur le fondement des textes internationaux, des dispositions législatives internes et des jurisprudences qui en découlent, le principe de laïcité comporte une double exigence :
La neutralité de l'État, d'une part, et la protection de la liberté de conscience, d'autre part. Ces deux exigences ne sont nullement incompatibles, mais bien complémentaires.
Certes, les débats et polémiques qui se font jour en France témoignent de l'existence d'interrogations et d'incompréhensions, parfois de tensions, quant à l'application du principe de laïcité dans certaines sphères des activités économiques et sociales.
Pour autant, il apparaît que le dispositif juridique actuel permet de manière pragmatique de concilier respect des droits individuels et respect des droits collectifs, même si des interrogations subsistent, si des crispations peuvent apparaître, elles résultent pour une large part d'une méconnaissance du droit.
Elles témoignent également des difficultés qui peuvent exister quand il s'agit de résoudre des problèmes très divers, très concrets et souvent complexes, problèmes qui appellent des réponses pragmatiques et spécifiques.
Le droit positif actuel permet de répondre aux situations particulières qui peuvent se poser, soit dans le service public, soit dans les entreprises privées, et que la voie conventionnelle, bien plus que législative, permet d'apporter les réponses pertinentes là où une question spécifique se pose.
I - Laïcité et service public
Le principe de laïcité impose une stricte neutralité dans les services publics. Si des difficultés peuvent apparaître, elles proviennent moins du principe de laïcité lui-même que de l'identification du service public. Les prises de positions des uns et des autres témoignent souvent d'une méconnaissance des éléments qui définissent le service public. Sur ce point, la jurisprudence du Conseil d'État est pourtant d'une grande clarté, quand bien même elle ne peut embrasser tous les cas particuliers, ce que la loi ne pourrait pas faire non plus. C'est pourquoi, plus que de résoudre un problème de laïcité, il s'agit d'assurer une vulgarisation de cette jurisprudence. Il convient donc de distinguer les obligations qu'impose le principe de laïcité au sein du service public, du fait de sa nécessaire neutralité (A), du problème de l'identification du service public (B).
A - La neutralité du service public
La neutralité de l'État est la première composante de la laïcité (la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte). Cette neutralité a deux implications :
- l'égalité (art. 2 de la Constitution) - la laïcité impose d'assurer "l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion". Les usagers doivent être traités de la même manière quelles que soient leurs convictions ;
- l'Administration et les services publics doivent donner toutes les garanties de la neutralité, mais doivent aussi en présenter les apparences, pour que l'usager ne puisse douter de cette neutralité. En conséquence, une obligation de neutralité particulièrement stricte s'impose à tout agent du service public.
Toute manifestation de convictions religieuses dans le cadre du service est donc interdite et le port de signes religieux l'est aussi, même lorsque les agents ne sont pas en contact avec le public. Ces règles sont communément admises et il existe très peu de contentieux en la matière.
En revanche, les obligations auxquelles peuvent être soumis les usagers des services publics font parfois l'objet de discussions. Il convient de rappeler ici que, conformément aux normes constitutionnelles, internationales et législatives, les usagers du service public ne sont pas soumis au principe de neutralité. Les restrictions qui peuvent s'imposer à eux ne doivent être justifiées que par le respect des libertés d'autrui, d'une part, et par le respect de la discipline liée aux missions mêmes du service public, d'autre part. Ainsi, les usagers des services publics peuvent exprimer leurs convictions religieuses ou faire part de revendications particulières, à condition de respecter la neutralité du service public, de ne pas contrevenir à l'organisation harmonieuse et au bon fonctionnement du service.
En matière de neutralité du service public, il est nécessaire de ne pas ajouter aux normes existantes, mais de rappeler clairement et fortement le contenu et le caractère impératif de certains principes.
Ces principes sont énoncés dans la "Charte de la laïcité dans les services publics", qui est diffusée, depuis 2010, sous forme d'affiche dans tous les services publics.
Au-delà de ce seul affichage, la CNCDH recommande :
- que la charte soit plus largement diffusée auprès des usagers des services publics afin qu'ils puissent avoir connaissance des restrictions légitimes auxquelles ils peuvent être soumis ;
- que, dans le cadre de la formation initiale et continue des agents du service public, un temps spécifique soit consacré à la compréhension et à l'explicitation du principe de laïcité et du principe de neutralité, afin que, d'une part, ils aient une meilleure connaissance des devoirs qui s'imposent à eux et que, d'autre part, ils sachent comment réagir, dans le strict respect de la loi, face à des revendications à caractère religieux, qui peuvent entraver leur mission.
B - Les frontières du service public
Si l'application du principe de laïcité dans les services publics directement gérés et pris en charge par des personnes publiques ne semble pas poser de difficultés particulières, on constate depuis quelques années que des difficultés et des incompréhensions ont pu apparaître, alors que les frontières entre secteurs public et privé sont parfois floues.
On observe en effet que la puissance publique délègue de plus en plus la gestion ou l'exploitation de certaines activités relevant du service public à des personnes privées, comme cela est le cas du domaine des pompes funèbres, donc à des personnes morales de droit privé.
Pour les organismes privés qui prennent en charge ces missions de service public, la question est posée de savoir si l'intérêt général qui sert de fondement à leur action devrait conduire à l'extension des obligations de neutralité afférentes au service public, à leurs salariés et à leurs activités.
Si, de prime abord, la question peut paraître complexe, le droit est en fait très clair :
L’obligation de neutralité ne peut s'imposer que si l'activité prise en charge par la personne privée est une activité de service public. En dehors d'une qualification expresse de la part du législateur, la jurisprudence administrative recourt à "un faisceau d'indices" (CE, 28 juin 1963, Narcy) pour identifier la mission de service public lorsqu'une activité d'intérêt général est exercée par une personne privée.
Or, sur ce plan, la loi du 8 janvier 1993, en son art. 1er codifié à l’art. 2223-19 du CGCT, est claire : "Le service extérieur des pompes funèbres est une mission de service public comprenant(…). Cette mission peut être assurée par les communes, directement ou par voie de gestion déléguée. Les communes ou leurs délégataires ne bénéficient d'aucun droit d'exclusivité pour l'exercice de cette mission. Elle peut être également assurée par toute autre entreprise ou association bénéficiaire de l'habilitation prévue à l'art. L. 2223-23."
Ce faisant, il n’est nul besoin de faire appel aux indices résultant des décisions du Conseil d’État pour caractériser la mission de service public qui résulte de la loi.
Il en résulte que les salariés d'organismes privés, par exemple des associations loi 1901 ou des entreprises commerciales, ayant en charge des missions d'intérêt général, bien que relevant du droit privé, mais accomplissant une activité de service public, sont contraints d'adopter une stricte neutralité, ainsi que le précise la Cour de cassation dans son arrêt CPAM Seine-Saint-Denis du 19 mars 2013, puisque c’est la nature de la mission exécutée qui constitue l’axe cardinal de ce régime juridique.
La CNCDH estime que la neutralité ne doit s'imposer qu'aux personnes, publiques ou privées, exerçant une activité de service public, cela afin d'assurer l'égalité de tous les citoyens face au service public.
En conclusion, pour la CNCDH, en matière de service public, l'enjeu réside dans la détermination de ce qui relève du service public et de ce qui n'en relève pas. S'il y a service public, alors le principe de neutralité s'impose, quelle que soit la nature juridique du gestionnaire.
Il résulte de tout ce qui précède que la traduction du principe de neutralité des organismes assumant la mission de service public des pompes funèbres s’impose par détermination de la loi et que le fait de créer des entreprises ou associations à caractère confessionnel ou cultuel se recommandant d’une appartenance à une religion est strictement prohibé.
Une enseigne commerciale contenant une référence à une religion est réductrice du principe de l’égalité de tous les citoyens devant le service public qui découle du principe de neutralité, et que les familles peuvent être détournées d’un opérateur funéraire par le seul fait qu’il se recommande de l’organisation d’obsèques pour les croyants ou adeptes d’une religion.
Dans un tel contexte, on ne peut qu’exprimer des réserves sur l’exercice des pouvoirs des préfets qui délivrent des habilitations, sans tenir compte réellement du contenu des enseignes commerciales ne respectant pas le strict principe de neutralité du service public.
Jean-Pierre Tricon
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