Voici un intéressant jugement de tribunal administratif relatif à une reprise irrégulière de concession funéraire en état d’abandon, et aux conséquences qui en découlent. En effet, il nous permettra successivement d’envisager le délai pendant lequel une telle reprise peut être contestée, la caractérisation de la notion d’abandon, et enfin l’indemnisation et les conséquences pour la commune de cette procédure irrégulière…
Tribunal administratif, Châlons-en-Champagne, 2e chambre, 11 juin 2024 – n° 2201777
Les faits : la reprise irrégulière d’une concession funéraire perpétuelle
Une concession funéraire perpétuelle a été accordée le 1er août 1904, dans le cimetière de la commune de B… Mme D G, héritière de celle-ci, a découvert au mois de mai 2019 que la tombe dans laquelle avait été inhumée sa grand-mère le 10 mars 1982 avait disparu. Par courrier en date du 8 avril 2022, Mme D G a sollicité la communication des documents relatifs à la reprise de la concession funéraire.
La commune a adressé l’arrêté du 6 juin 2018 par lequel le maire avait décidé de la reprise de la tombe n° 0013. Par courrier en date du 13 mai 2022, Mme D G a adressé à la commune de B… une réclamation préalable tendant au versement d’une somme de 8 000 € en réparation des préjudices matériels et moraux qu’elle estime avoir subis, et une demande de retrait de l’arrêté du 6 juin 2018 en tant qu’il décide la reprise de la tombe de sa grand-mère.
Elle demande l’annulation de la décision née du silence gardé sur sa demande préalable du 13 mai 2022 et de l’arrêté du 6 juin 2018, et la condamnation de la commune au versement de dommages et intérêts et des mesures d’injonction.
Une notification obligatoire et pourtant oubliée
On sait que la reprise d’une concession en état d’abandon obéit à un formalisme extrêmement rigoureux prévu aux articles L. 2223-17 et L. 2223-18, et R. 2223-12 à R. 2223-23 du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT). Il est à noter que le non-respect de ces formalités entraîne la responsabilité de la commune, car la reprise devient irrégulière et l’arrêté aussi (CE 26 mai 1994, Gras, req. n° 135146).
Dans ce cadre, la notification prévue à l’art. R. 2223-19 ne fut ici ni notifiée ni publiée, nous précise le juge. Il nous mentionne également que la requérante n’avait pu avoir connaissance de cet arrêté de reprise qu’à compter du 13 mai 2022.
C’est l’occasion de rappeler avec vigueur que ce procédé de reprise des concessions ne concerne pas seulement des sépultures dont personne ne connaît plus les concessionnaires, mais bien également des sépultures aux concessionnaires parfaitement connus, mais dont on considère qu’ils ont été négligents dans l’entretien de celles-ci.
Or, traditionnellement en droit administratif, les actes tels des arrêtés doivent être soit notifiés soit publiés selon leur nature juridique. Il est à noter que, si la publication ou bien la notification n’a pas été faite, ou si elle a été mal faite, l’acte n’est pas illégal, il n’est tout simplement jamais entré en vigueur (ce qui bien sûr le rend attaquable au-delà du délai de 2 mois du recours en excès de pouvoir, puisque le point de départ de ce délai n’a jamais été ouvert).
De surcroît, lorsqu’un acte est individuel, il doit expressément mentionner les informations relatives aux voies de délais et de recours, sinon, derechef, le recours en excès de pouvoir n’est pas ouvert, et le recours est alors possible ad vitam æternam. Néanmoins, le juge administratif a décidé que le recours doit alors être intenté dans un délai raisonnable, dont il fixe le délai de principe à 1 an, à compter de la notification dépourvue de la mention des voies de recours, ou de 1 an, à compter du moment où l’intéressé a pu avoir connaissance de la situation qu’on aurait dû lui notifier (Conseil d’État, ASS. 13 juillet 2016, n° 387763) ; le juge administratif a alors appliqué ce principe à la reprise des concessions funéraires (CAA Douai, 16 novembre 2017, n° 17DA00147).
Le tribunal administratif, confronté à l’oubli de toute publicité de la part de la mairie applique ce principe en fixant la date de début du recours au 13 mai 2022. Il était donc possible d‘intenter un recours pendant 1 an à compter de cette date, ce qui fut fait. La requête n’est donc pas tardive, et peut être jugée.
Une conception étrange de la notion d’abandon de la part de la commune
On sait que l’art. L. 2223-17 du CGCT dispose que : "Lorsque, après une période de 30 ans, une concession a cessé d’être entretenue, le maire peut constater cet état d’abandon par procès-verbal porté à la connaissance du public et des familles." Ainsi, même si cet état d’absence d’entretien ne suffit pas à caractériser la possibilité d’une reprise, il en est un élément essentiel.
Ici, la question est donc celle de l’appréciation de l’état d’abandon de cette sépulture. Il est à relever que cette absence d’entretien, souvent qualifiée en pratique par le terme "abandon", ne connaît pas de définition juridique, à peine si la jurisprudence fait mention de "signes extérieurs d’abandon" tels qu’envahissement par les plantes, mauvais état général.
Selon la circulaire n° 62-188 du 22 mars 1962 (in Code pratique des opérations funéraires, 2e édition p. 904), l’abandon résulterait donc, par interprétation littérale de l’art. L. 2223-17 du CGCT, d’un défaut d’entretien constaté 30 années après que la concession a été constituée. On ne mentionne aucunement la constatation d’un état de ruine quelconque, mais simplement des signes extérieurs, qui seraient nuisibles au bon ordre et à la décence du cimetière. Quand le concessionnaire ne fait plus face à cette obligation d’entretien, le contrat peut être alors rompu par la commune.
En effet, la concession n’a été constituée que sous réserve de cet entretien qui est un engagement du concessionnaire. Or, on ne peut pas dire que la commune ait été attentive à ces points : "Il ressort de l’examen des photographies produites, dont l’une communiquée à la requérante par la commune, que la tombe apparaît propre, fleurie et décorée. En outre, Mme D G produit aux débats une attestation datée de 2019 certifiant du fleurissement de la tombe deux fois par an depuis septembre 2014, ce que la commune ne conteste pas.
En se bornant à se référer aux procès-verbaux du 23 septembre 2014 et du 5 février 2018 indiquant la présence de mousse ou de lichen et de problèmes de sécurité, et à une photographie de la tombe qui présenterait un trou dans le soubassement, au demeurant peu visible sur le cliché, le maire de la commune n’établit pas par ces seuls éléments de l’état d’abandon de la concession alors que par ailleurs la requérante soutient, sans être contredite, que la commune avait décidé de réaliser un ossuaire à cet emplacement.
Dans ces conditions, la requérante est fondée à soutenir que, la concession ne se trouvant pas à l’état d’abandon, la commune de B… a méconnu les dispositions de l’art. L. 2223-17 du CGCT en procédant pour ce motif à la reprise de la concession." Manifestement, le juge se refuse à qualifier d’absence d’entretien de menus défauts sur la sépulture …
L’indemnisation
Le juge condamne alors la commune au versement de 2 997,90 € au titre d’un devis de rétablissement de la sépulture dans son état initial, et de 3 000 € au titre du préjudice moral résultant de la perte d’un lieu de recueillement à la mémoire de la grand-mère, dont la requérante était particulièrement proche.
La commune lui versera également 1 500 € au titre de ses frais de justice. Ensuite, le juge estime que ce jugement implique nécessairement la réattribution de l’emplacement perpétuel accordé initialement, ou bien, si ceci est impossible, l’attribution d’un autre emplacement analogue. Il accorde 2 mois à la commune pour ce faire.
L’impossible restitution des restes mortels
Le tribunal administratif, en revanche, estime que la restitution des restes mortels est impossible dès lors qu’il ne résulte pas de l’instruction que ces ossements aient été individualisés lors de leur ré-inhumation dans l’ossuaire municipal. Ce dernier point mérite d’être expliqué.
En effet, l’art. L. 2223-4 de CGCT précise que l’on inhume à l’ossuaire "les restes exhumés", et l’art. R. 2223-20 du CGCT, qui est relatif rappelons-le aux reprises de concessions en état d’abandon, énonce que, lorsqu’il est procédé à l’exhumation des restes des personnes inhumées, pour chaque concession, ces restes sont réunis dans un cercueil de dimensions appropriées.
Certains juges combinent alors ces dispositions pour venir en tirer la logique conclusion selon laquelle, pour reprendre leur propre formulation : "Il ne résulte pas de ces dispositions que les restes transférés vers l’ossuaire doivent être individualisés" (tribunal administratif, Nantes, 2e chambre, 19 octobre 2022 – n° 2008570).
Néanmoins, si, en présence de plusieurs défunts, l’individualisation n’est pas obligatoire, il nous paraît certain que, si la sépulture ne contient que les restes d’une seule personne, ceux-ci doivent être individualisés, c’est-à-dire placés dans un cercueil de moindre dimension muni de dispositif permettant l’identification du défunt.
À la lecture du jugement, il est malheureusement impossible de déterminer les raisons de cette absence d’individualisation ; la commune aurait-elle de surcroît inhumé ces restes mortels sans cercueil, ni boîte à ossements ? On sait que désormais le juge administratif semble favorable à la possibilité d’exhumations individuelles de restes déposés à l’ossuaire dès lors que ceci est matériellement possible, c’est-à-dire en l’absence de l’impossibilité matérielle d’identification de ceux-ci (CE, 21 novembre 2016, n° 390298, B c/commune de Saint-Étienne)…
Philippe Dupuis
Consultant au Cridon - Chargé de cours à l’université de Lille
Résonance n° 207 - Septembre 2024
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