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L’arrêt que nous présentons est assez singulier, puisqu’il s’agit d’un refus d’exportation de deux sculptures qui se trouvaient sur un tombeau démantelé. Ces éléments furent achetés en 1793 par un particulier, et leur vente à l’étranger fut décidé plus de deux siècles plus tard. Le juge va alors décider que ces statues sont inaliénables en raison de leur appartenance au domaine public mobilier. Quelques explications nous apparaissent nécessaires…


CAA Paris, 5 juill. 2024, n° 23PA01537

Le déclassement : une condition normalement indispensable

L’art. L. 2111-1 du Code de la propriété des personnes publiques (CG3P) dispose que : "Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’art. L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public."

Les règles protectrices des biens incorporés dans le domaine public ne peuvent permettre aucune vente de ce bien en principe. Ce principe s’applique même s’il n’y a pas eu de décision de classement pour incorporer le bien dans le domaine public (CE, 6 avril 1979, Société La Plage de la forêt, Rec. p. 656). Le déclassement doit toujours être exprès et ne peut jamais être implicite (CE, 11 octobre 1995, Tête, Rec. p. 78).

C’est cette construction jurisprudentielle qui est reprise dans la formulation de l’art. L. 2141-1 du Code de la propriété des personnes publiques quand il énonce que : "Un bien d’une personne publique mentionnée à l’art. L. 1, qui n’est plus affecté à un service public ou à l’usage direct du public, ne fait plus partie du domaine public à compter de l’intervention de l’acte administratif constatant son déclassement."

On voit clairement qu’un bien quitte le domaine public si, et seulement si, les conditions matérielles de la désaffectation sont réunies, puisqu’il faut qu’il ne remplisse plus la définition concrète qui l’avait fait ranger dans le domaine public. La volonté d’une commune de déclasser un bien ne peut suffire à le déclasser : il faut que le bien ne soit plus affecté.

L’utilisation du verbe "constater" traduit bien l’idée selon laquelle l’acte de déclassement n’est que la conséquence logique de la désaffectation, c’est-à-dire que le bien n’est plus utile à la réalisation d’un service public ou qu’il n’est plus mis à la disposition du public, et qu’il n’y a donc plus aucune raison de le faire bénéficier du statut protecteur de la domanialité publique.

Il rejoindra alors le domaine privé de la collectivité. Attention : si ces conditions ne sont pas remplies, la vente du bien est nulle et imprescriptible et pourra donc être annulée ad vitam æternam !

L’existence d‘un domaine public mobilier

Néanmoins, par exception, certains biens peuvent appartenir au domaine public sans que leur affectation soit si précisément identifiée. Il en va ainsi du domaine public mobilier. L’art. L. 2112-1 du CG3P dispose en effet que :
"Sans préjudice des dispositions applicables en matière de protection des biens culturels, font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique, notamment" : […]
Il s’ensuit une énumération de diverses possibilités, où d’ailleurs notre hypothèse (cf. infra) n’est pas envisagée. Néanmoins, on remarquera la présence dans le premier alinéa de l’inquiétant adverbe "notamment". Ainsi, cette fastidieuse énumération posée par l’art. L. 2112-1 du CG3P n’est pas une liste close, et le juge pourra, au gré des jurisprudences, faire évoluer la liste des biens relevant ou non du domaine public, les vieilles querelles de détermination ne sont peut-être pas terminées, et l’insécurité quant à la nature juridique d’un bien mobilier perdurera…

Un domaine public non affecté

Traditionnellement, l’incorporation d’un bien dans le domaine public est le fait de son affectation (c’est-à-dire de son utilisation actuelle ou passée à l’usage direct du public ou au service public s’il a été aménagé en ce sens), or, enfonçons le clou, il convient de remarquer que, pour le domaine public mobilier, le critère de l’affectation, qui est le grand critère de l’application du régime juridique de la domanialité publique, ne joue aucun rôle.

En effet, l’art. L. 2112-1 dispose que sont tout d’abord concernés : "les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique". C’est là que le bât blesse, à partir de quel moment un bien mobilier présentera-t-il de telles caractéristiques ? Surtout, que faut-il entendre par le terme "intérêt public" ?

A priori, en l’espèce, nous sommes en présence d’un domaine public. Ces sculptures, œuvre du statuaire Germain (dit Quentin) Pilon (1528-1590), ornaient le tombeau de Monseigneur Jean de Morvillier (1506-1577), évêque d’Orléans inhumé à Blois au couvent des Cordeliers.

À la Révolution, le juge nous explique que ces biens de l’Église furent "nationalisés". En dépit de cette appropriation publique, ces œuvres furent néanmoins vendues en 1793, et 2 siècles plus tard, les héritiers de l’acheteur souhaitent les vendre et pour cela doivent obtenir un certificat d’exportation puisqu’un acquéreur étranger est intéressé. Ils se prévalent alors d’un tel certificat obtenu tacitement du fait du silence gardé par l’Administration (art. L. 232-3 du Code des relations entre le public et l’Administration).

Néanmoins, le juge ne trouve la trace (et pour cause !) d’aucune décision du déclassement du domaine public, condition obligatoire à ce que le bien ait pu être approprié par une personne privée en 1793 (la lecture de l’arrêt permet de s’apercevoir qu’existait une procédure spécifique au vu d’un décret du 2 novembre 1789, qui exigeait un décret du corps législatif signé par le Roi). 

Ces statues, qui étaient donc toujours des propriétés publiques en vertu des règles d’inaliénabilité du domaine public, ne pouvaient être vendues aujourd’hui par leur "propriétaires", et encore moins exportées par eux. Bien mal acquis (du domaine public) ne profite jamais…
 
Philippe Dupuis
Consultant au Cridon - Chargé de cours à l’université de Lille

Résonance n° 207 - Septembre 2024

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