Commentaires de l’arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Nancy (CAA), 1re chambre, 27/06/2019, 18NC01323, Inédit au recueil Lebon.
Les faits
En sa qualité de conseiller municipal de la commune d’E-L-N, M. C... avait demandé au tribunal administratif de Nancy d’annuler les contrats de concessions funéraires consentis par le maire de la commune, et dont le conseil municipal avait été informé le 20 juin 2016. Par un jugement n° 1602616 du 20 février 2018, le tribunal administratif de Nancy avait rejeté sa demande.
Cet élu, M. C…, avait introduit un recours en appel de cette décision devant la Cour Administrative d’Appel de Nancy (CAA).
I - Les demandes de l’appelant exposées devant la cour
Par une requête et un mémoire, enregistrés les 26 avril 2018 et 14 février 2019, M. C..., représenté par Me A..., demandait à la cour :
1°) d’annuler le jugement du tribunal administratif de Nancy du 20 février 2018 ;
2°) d’annuler les contrats de concession funéraires consentis par le maire d’E-L-N à divers demandeurs ;
3°) de mettre à la charge de la commune d’E-L-N le versement de la somme de 2 000 € sur le fondement de l’art. L. 761-1 du Code de justice administrative.
II - Les moyens soutenus par l’appelant
M. C... a produit les moyens suivants :
- Le mémoire en défense présenté par la commune d’E-L-N, le 1er février 2019, devait être écarté pour méconnaissance du respect du principe du contradictoire, des règles du procès équitable et du principe constitutionnel d’égalité devant la justice ;
- Dès lors qu’il avait justifié de l’impossibilité dans laquelle il se trouvait de produire les contrats de concession funéraires contestés, c’était à tort que le tribunal avait rejeté sa demande comme irrecevable faute d’être accompagnée d’une copie des décisions attaquées ;
- Le maire ne pouvait signer chacun des sept contrats de concessions funéraires en cause sans y avoir été expressément autorisé par le conseil municipal ;
- Les contrats de concession funéraire ne sont pas valables à défaut d’information suffisante des élus.
III - La défense de la commune d’E-L-N
Par un mémoire en défense, enregistré le 1er février 2019, la commune d’E-L-N, représentée par Me B..., concluait au rejet de la requête et à ce qu’une somme de 2 500 € soit mise à la charge de M. C... sur le fondement de l’art. L. 761-1 du Code de justice administrative.
La commune d’E-L-N soutenait que :
- La demande de première instance était irrecevable, le ministère d’avocat étant obligatoire en première instance dès lors que le recours formé par M. C... était un recours de plein contentieux (autrement qualifié de recours de pleine juridiction) ;
- La demande de première instance était irrecevable car tardive ;
- Les moyens soulevés par M. C... n’étaient pas fondés.
Par une ordonnance en date du 4 février 2019, la clôture d’instruction avait été fixée au 18 février 2019.
IV - Sur la décision
Au visa du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT) et du Code de justice administrative, les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience.
a) Considérant ce qui suit
Lors de la séance du conseil municipal de la commune d’E-L-N du 20 juin 2016, le maire avait informé les élus présents de ce qu’il avait consenti sept concessions funéraires à divers demandeurs. M. C..., élu au conseil municipal, faisait appel du jugement du 20 février 2018 par lequel le tribunal administratif de Nancy avait rejeté comme irrecevable sa demande tendant à l’annulation de ces sept concessions funéraires.
b) Sur la recevabilité du mémoire en défense
Il ressortait des pièces du dossier qu’après la production le 1er février 2019 par la commune d’E-L-N de son premier mémoire en défense, la clôture de l’instruction avait été reportée au 18 février 2019, ce qui avait permis au conseil de M. C... de répliquer le 14 février 2019 au mémoire en défense qui lui avait été communiqué le 4 février 2019.
Dans ces conditions, M. C... n’était pas fondé à se prévaloir d’une méconnaissance du respect des principes du contradictoire et des règles du procès équitable ainsi que du principe constitutionnel d’égalité devant la justice pour demander à ce que le mémoire en défense produit par la commune soit écarté des débats.
c) Sur la régularité du jugement
Aux termes de l’art. R. 412-1 du Code de justice administrative dans sa rédaction résultant du décret n° 2001-710 applicable à la date d’enregistrement au tribunal administratif de la demande de M. C... : "La requête doit, à peine d’irrecevabilité, être accompagnée, sauf impossibilité justifiée, de la décision attaquée ou, dans le cas mentionné à l’art. R. 421-2, de la pièce justifiant de la date de dépôt de la réclamation. [...]."
L’art. R. 612-1 du même Code dispose : "Lorsque des conclusions sont entachées d’une irrecevabilité susceptible d’être couverte après l’expiration du délai de recours, la juridiction ne peut les rejeter en relevant d’office cette irrecevabilité qu’après avoir invité leur auteur à les régulariser." / [...]
La demande de régularisation mentionne que, à défaut de régularisation, les conclusions pourront être rejetées comme irrecevables dès l’expiration du délai imparti qui, sauf urgence, ne peut être inférieur à quinze jours.
- Un moyen dit de légalité externe (sur la forme et non sur le fond du litige)
La demande de régularisation tient lieu de l’information prévue à l’art. R. 611-7. Il ressortait des pièces de la procédure de première instance que, par courrier du 4 juillet 2017, le tribunal administratif de Nancy avait demandé à M. C... de régulariser l’irrecevabilité tirée du défaut de production des décisions attaquées.
Par courriel daté du lendemain, M. C... avait demandé au maire de lui transmettre les contrats de concessions funéraires dont il contestait la validité. Par un courrier du 6 juillet 2017, le maire avait informé M. C... de ce qu’il avait transmis sa demande à l’avocat de la commune. Pour la cour, dès lors qu’il n’était pas contesté que l’avocat de la commune n’avait jamais donné suite à la demande de M. C..., ce dernier justifiait de son impossibilité de produire les décisions dont il demandait l’annulation.
Dans ces conditions, c’était bien à tort que le tribunal administratif avait rejeté la demande de M. C... comme irrecevable faute de production des décisions attaquées (affirmation qui a en fait justifié l’annulation du jugement du tribunal administratif, mais uniquement sur ce point). Il y a lieu d’évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par M. C... devant le tribunal administratif de Nancy.
d) Sur la validité des contrats de concessions funéraires
1) L’intérêt à agir du conseiller municipal
Indépendamment des actions dont disposent les parties à un contrat administratif et des actions ouvertes devant le juge de l’excès de pouvoir contre les clauses réglementaires d’un contrat ou devant le juge du référé contractuel sur le fondement des articles L. 551-13 et suivants du Code de justice administrative, tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles.
Cette action devant le juge du contrat est également ouverte aux membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, ainsi qu’au représentant de l’État dans le département dans l’exercice du contrôle de légalité.
- Sur la force juridique reconnue aux membres d’une assemblée délibérante locale : exemple les conseillers municipaux
La CAA relève que les membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, peuvent invoquer tout moyen à l’appui du recours ainsi défini. Il en est également ainsi pour le représentant de l’État dans le département (le préfet, dans le cadre de son pouvoir de contrôle de la légalité des actes administratifs).
En revanche, les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent, ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office (rappel du pouvoir du juge administratif pour invoquer ou relever d’office des motifs autres que ceux soutenus par le requérant pour justifier une décision irrégulière d’une autorité administrative).
- Sur la méthodologie de l’examen des moyens produits à la cour
Saisi, ainsi, par un tiers dans les conditions sus définies ci-dessus, de conclusions contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses, il appartient au juge du contrat, après avoir vérifié que l’auteur du recours autre que le représentant de l’État dans le département ou qu’un membre de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné se prévaut d’un intérêt susceptible d’être lésé de façon suffisamment directe et certaine, et que les irrégularités qu’il critique sont de celles qu’il peut utilement invoquer, lorsqu’il constate l’existence de vices entachant la validité du contrat, d’en apprécier l’importance et les conséquences.
Ainsi, il lui revient, après avoir pris en considération la nature de ces vices, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, soit d’inviter les parties à prendre des mesures de régularisation dans un délai qu’il fixe, sauf à résilier ou résoudre le contrat.
En présence d’irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l’exécution du contrat, il lui revient de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, soit la résiliation du contrat, soit, si le contrat a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d’office, l’annulation totale ou partielle de celui-ci.
Il peut enfin, s’il en est saisi, faire droit, y compris lorsqu’il invite les parties à prendre des mesures de régularisation, à des conclusions tendant à l’indemnisation du préjudice découlant de l’atteinte à des droits lésés.
- La motivation de la décision
En premier lieu, aux termes de l’art. L. 2122-22 du CGCT : "Le maire peut, en outre, par délégation du conseil municipal, être chargé, en tout ou partie, et pour la durée de son mandat : [...] 8° De prononcer la délivrance et la reprise des concessions dans les cimetières ; [...]."
Il ressort des pièces du dossier que, par une délibération du 19 avril 2014, le conseil municipal de la commune d’E-L-N avait donné délégation au maire pour la durée de son mandat de : 8e alinéa : "Prononcer la délivrance et la reprise des concessions dans les cimetières."
Par suite, M. C... n’était pas fondé à soutenir que le maire ne pouvait signer chacun des sept contrats de concession funéraire en cause sans y avoir été préalablement autorisé par le conseil municipal.
En second lieu, aux termes de l’art. L. 2121-13 du CGCT : "Tout membre du conseil municipal a le droit, dans le cadre de sa fonction, d’être informé des affaires de la commune qui font l’objet d’une délibération."
L’art. L. 2122-23 du même Code dispose : "Les décisions prises par le maire en vertu de l’art. L. 2122-22 sont soumises aux mêmes règles que celles qui sont applicables aux délibérations des conseils municipaux portant sur les mêmes objets. [...] Le maire doit rendre compte à chacune des réunions obligatoires du conseil municipal [...]."
Pour la cour, il ressortait du compte rendu de la séance du conseil municipal de la commune d’E-L-N du 20 juin 2016 que, lors de cette séance, le maire avait rendu compte aux élus, comme l’art. L. 2122-23 lui en faisait l’obligation, des concessions funéraires qu’il avait accordées en application de la délégation qu’il avait reçue, en indiquant la durée de chaque concession, la localisation et le prix.
Si le maire n’avait pas communiqué les noms des bénéficiaires pour protéger les familles endeuillées, il avait, en revanche, permis à M. C... de prendre connaissance des contrats de concession passés. Dans ces conditions, M. C... n’était pas fondé à contester la validité des contrats de concession funéraire consentis au motif que les élus n’auraient pas été suffisamment informés.
- Le délibéré
En conséquence, il résulte de tout ce qui précède, sans qu’il soit besoin de statuer sur la recevabilité de la demande de première instance, que M. C... n’était pas fondé à demander l’annulation des sept contrats de concession funéraire consentis par le maire de la commune d’E-L-N et dont le conseil municipal avait été informé le 20 juin 2016.
Sur les conclusions présentées sur le fondement de l’art. L. 761-1 du Code de justice administrative (les frais dits irrépétibles exposés par un justiciable pour assurer sa défense, principalement, les honoraires d’avocat).
Et la cour de statuer en ces termes
Les dispositions de l’art. L. 761-1 du Code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la commune d’E-L-N, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que M. C... demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens.
Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge de M. C... une somme de 1 500 € à verser à la commune d’E-L-N sur le fondement des mêmes dispositions.
Décide
Art. 1er : Le jugement du tribunal administratif de Nancy du 20 février 2018 est annulé.
Art. 2 : La demande présentée par M. C... devant le tribunal administratif de Nancy ainsi que ses conclusions présentées en appel sur le fondement de l’art. L. 761-1 du Code de justice administrative sont rejetées.
Art. 3 : M. C... versera à la commune d’E-L-N une somme de 1 500 € au titre de l’art. L. 761-1 du Code de justice administrative.
Art. 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. D... C... et à la commune d’E-L-N.
Commentaires
Cet arrêt de la CAA de Nancy permet de prendre conscience de la méconnaissance, par certains élus, du cadre juridique qui régit leurs fonctions, notamment, dans ce cas précis, un conseiller municipal. En effet, si l’intéressé avait été parfaitement conseillé, mais aussi et surtout formé, ce litige n’aurait pas eu lieu d’être.
Aux termes de l’art. L. 2122-22, modifié par la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018, articles 6 et 9. Alinéa 8e : "De prononcer la délivrance et la reprise des concessions dans les cimetières".
Cet article comporte vingt-neuf compétences que le conseil municipal, organe délibérant de la commune, qui "par ses délibérations règle les affaires de la commune", hors les cas des pouvoirs attribués au maire, soit en sa qualité d’organe exécutif des délibérations du conseil municipal, soit en vertu de ses pouvoirs propres, que lui confèrent soit la loi, soit les règlements de la République française, voire ceux résultant d’arrêté municipaux, notamment dans le domaine de la police municipale ou rurale.
Il convient de préciser que ces vingt-neuf articles, dont celui énoncé à l’alinéa 8e, ne constituent pas pour les conseillers municipaux une obligation, car, soit le conseil municipal entend déléguer tous ces pouvoirs qu’il détient en propre au maire, soit il peut, le cas échéant, n’en déléguer qu’une partie, voire refuser cette faculté de délégation.
Les décisions prises par le maire en vertu des délégations de pouvoirs sont généralement nommées "décisions municipales", ou "actes pris par délégation du conseil municipal". Ces actes sont transmis au préfet du département ou au sous-préfet, afin qu’ils exercent leur contrôle de leur légalité. Ces contrôles sont limités au respect des dispositions légales ou réglementaires, mais en aucun cas ne peuvent porter atteinte au principe de la libre administration de la commune.
En d’autres termes, le préfet ne pourra contester le bien-fondé de la décision, donc son opportunité, dès lors qu’elle aurait été prise régulièrement dans le strict respect des textes en vigueur et des pouvoirs conférés aux autorités locales.
À l’aune de tout ce qui précède, force est de constater que ce contentieux n’aurait jamais dû exister si le conseiller municipal qui, certainement, avait été informé de l’existence de ce rapport présenté par le maire, généralement en début de mandat, qui par son adoption devenait une délibération du conseil municipal, puisque certainement il avait participé au vote organisé par le maire, président de droit de la séance, dès son élection acquise.
Bien qu’imposées par aucun texte, dans la plupart des communes, les assemblées ordinaires du conseil municipal sont précédées de réunions de commissions créées à l’initiative du maire ou des groupes politiques. Les rapports soumis à l’aval du conseil municipal sont examinés, et tout conseiller a parfaitement le droit de se faire communiquer ou de prendre connaissance des pièces versées généralement dans une chemise, dénommée "Bordereau des pièces annexées".
Dans un tel contexte, il sera réitéré que ce type de litige vienne devant un tribunal administratif d’abord, puis une CAA, alors qu’une meilleure connaissance des lois et règlements aurait certainement évité un tel contentieux. Mieux conseillé, ce conseiller municipal aurait évité d’exposer des débours et, de surcroît, de subir une condamnation pécuniaire, fondée sur l’art. L. 761-1 du Code de justice administrative, sans omettre les honoraires de son avocat, qui, certainement, n’ont pas été pris en compte par la commune au titre de la garantie pénale ou judiciaire.
Jean-Pierre Tricon
Chevalier dans l’Ordre national du Mérite
Maître en droit
Co-auteur du "Traité de Législation et Réglementation Funéraire"
Consultant/Formateur
Résonance n° 168 - Mars 2021
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