La légalité de l’existence d’entreprises de pompes funèbres confessionnelles et le port du voile par des agents d’opérateurs funéraires durant l’exécution d’une mission du service extérieur des pompes funèbres : quand le débat est relancé par une polémique relative au port du voile dans une enceinte de conseil régional.
J’ai coutume de dire que l’actualité est souvent une source d’inspiration et de réflexion lorsqu’il s’agit d’aborder la matière funéraire, notamment le domaine des pompes funèbres ouvert à la concurrence depuis la loi du 8 janvier 1993, ayant donné lieu à la création d’une pléiade d’entreprises ou associations, dont il convient impérativement de rappeler qu’en vertu de l’art. 1er de la loi du 8 janvier 1993, codifié à l’art. L. 2223-19 du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT), modifié par la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016, lequel prescrit expressément :
Le service extérieur des pompes funèbres est une mission de service public comprenant :
1° Le transport des corps avant et après mise en bière ;
2° L’organisation des obsèques ;
3° Les soins de conservation définis à l’art. L. 2223-19-1 ;
4° La fourniture des housses, des cercueils et de leurs accessoires intérieurs et extérieurs ainsi que des urnes cinéraires ;
5° Alinéa supprimé ;
6° La gestion et l’utilisation des chambres funéraires ;
7° La fourniture des corbillards et des voitures de deuil ;
8° La fourniture de personnel et des objets et prestations nécessaires aux obsèques, inhumations, exhumations et crémations, à l’exception des plaques funéraires, emblèmes religieux, fleurs, travaux divers d’imprimerie et de la marbrerie funéraire.
Cette mission peut être assurée par les communes, directement ou par voie de gestion déléguée. Les communes ou leurs délégataires ne bénéficient d’aucun droit d’exclusivité pour l’exercice de cette mission. Elle peut être également assurée par toute autre entreprise ou association bénéficiaire de l’habilitation prévue à l’art. L. 2223-23.
Récemment, une femme voilée a été prise à partie par un élu du Rassemblement national dans l’enceinte du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, lui demandant de quitter la salle. Après investigations, il s’est avéré que cette femme, qui affichait ses convictions religieuses dans un espace public, accomplissait parallèlement des missions bénévoles d’encadrement des enfants d’une école lors de sorties scolaires.
Quelques jours plus tard, deux femmes voilées s’étaient vu refuser l’accès à une caserne de pompiers dans l’Oise, plus particulièrement à la caserne de Creil, alors qu’elles accompagnaient une visite scolaire.
Il n’en fallait pas plus pour qu’une vive polémique soit déclenchée
À l’heure actuelle, les débats sont encore animés, certains se fondant sur la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010, interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. C’est ainsi que l’Assemblée nationale et le Sénat ont adopté, après que le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2010-613 DC du 7 octobre 2010, se soit prononcé sur ladite loi, qui énonce, notamment, en son art. 1 : "Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage."
Puis en son art. 2, la loi fournit une définition de la notion (controversée), de l’espace public, en disposant : "Pour l’application de l’art. 1er, l’espace public est constitué des voies publiques, ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public.
L’interdiction prévue à l’art. 1er ne s’applique pas si la tenue est prescrite ou autorisée par des dispositions législatives ou réglementaires, si elle est justifiée par des raisons de santé ou des motifs professionnels, ou si elle s’inscrit dans le cadre de pratiques sportives, de fêtes ou de manifestations artistiques ou traditionnelles."
Cette loi a assorti le non-respect ou la méconnaissance de ces dispositions par des sanctions à caractère pénal, dont, principalement : une amende prévue pour les contraventions de deuxième classe, pouvant être assortie d’une obligation d’accomplir le stage de citoyenneté mentionné au 8° de l’art. 131-16 du Code pénal, susceptible d’être prononcée en même temps ou à la place de la peine d’amende.
En cas de dissimulation forcée du visage, c’est l’art. 225-4-10 du Code pénal qui trouve à s’appliquer, en énonçant : "Le fait pour toute personne d’imposer à une ou plusieurs autres personnes de dissimuler leur visage par menace, violence, contrainte, abus d’autorité ou abus de pouvoir, en raison de leur sexe, est puni d’un an d’emprisonnement et de 30 000 € d’amende. Lorsque le fait est commis au préjudice d’un mineur, les peines sont portées à deux ans d’emprisonnement et à 60 000 € d’amende."
L’élu du Rassemblement national s’est fondé sur "une atteinte scandaleuse à notre principe de laïcité", pour demander à l’accompagnatrice de retirer son voile islamique, "signe religieux ostentatoire et étendard de l’islam politique", provoquant de vives tensions au sein de l’hémicycle. Face à tant de pression, celle-ci a préféré quitter la salle. Le Collectif contre l’islamophobie en France s’est emparé de cette affaire pour soutenir un dépôt de plainte contre cet élu.
Le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, a lui aussi rallumé la mèche en déclarant le dimanche suivant cet évènement, sur BFMTV, que "le voile n’était pas souhaitable dans notre société". Des propos réitérés le mercredi matin suivant au micro d’une grande radio privée : "Je pense bien que le voile n’est pas souhaitable, c’est ma vision de l’émancipation de la femme."
Selon plusieurs organes de presse, les sorties scolaires ne sont pas soumises à la neutralité religieuse, lorsqu’ils écrivent : "Pourtant, rien n’interdisait à ces femmes de porter le voile alors qu’elles accompagnaient des enfants dans le cadre de sorties scolaires. En effet, comme le rappelle une circulaire du ministère de l’Éducation, la loi du 15 mars 2004 interdit le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics", en assortissant cette interprétation par les précisions apportées par cette circulaire selon lesquelles "cette loi ne concerne pas les parents d’élèves".
Cet exemple d’application des principes et règles applicables aux établissements scolaires, est, ici, exposé afin de mettre en exergue les dispositions légales et jurisprudentielles susceptibles d’être étendues au service public, quel que soit son domaine d’intervention. Telle est la raison pour laquelle nous assujettirons notre exposé à ces données qui ont servi de fondements à la règle du port de signes ostentatoires, dès lors qu’il s’agit d’agents collaborant à des missions de service public.
Or, bien qu’à l’école la loi de 2004 interdise le port de signes ostensibles aux seuls élèves, parce que mineurs, ils doivent construire leurs propres idées sans pressions, elle n’étend pas cette interdiction aux parents accompagnateurs, aux motifs qu’ils n’exercent pas une mission de service public, mais apportent juste une "aide logistique", a expliqué, ainsi, Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité au Figaro.
En 2013, lors d’un précédent débat sur cette question, le Conseil d’État a réaffirmé que les parents d’élèves accompagnant les sorties ne pouvaient être considérés comme des personnes exerçant une mission de service public, et qu’ils n’étaient donc pas soumis à la neutralité religieuse.
L’instance juridictionnelle a cependant précisé que "les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l’éducation peuvent conduire l’autorité compétente, s’agissant des parents qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses".
Un avis relativement peu tranché car il ouvre la voie, manifestement, à des possibilités d’interdictions laissées à la libre appréciation des " autorités compétentes de l’établissement scolaire, si bien que cette faculté peut donner lieu à des divergences d’application.
Lorsque les parents interviennent à l’intérieur des établissements scolaires pour participer à des activités assimilables à celles des enseignants, qu’ils animent par exemple des ateliers, ils sont en revanche soumis à une obligation de neutralité, précise le texte.
Certains tenants de la laïcité la plus dure invoquent régulièrement la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État pour contester le port du voile dans les lieux publics, alors que cette loi pose essentiellement un principe intangible, celui selon lequel, en son art. 1er : "La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public."
Puis, en son art. 2, elle dispose : "La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes.".
En fait et en droit, même si par leur laconisme ces règles peuvent nous laisser dubitatifs, il s’ensuit que la séparation est cependant clairement limitée entre les activités étatiques, les départements et les communes, et les associations confessionnelles ou cultuelles, qui n’ont reçu légalement pour unique compétence que de se charger de l’organisation de leur religion.
Par extension, il est aisé de conclure que des "religieux" ne peuvent intervenir dans des missions soit régaliennes (réservées à l’État français), soit départementales ou communales, notamment dans le cadre de l’organisation et la gestion de services publics.
Les autres articles qui composent cette loi, dont certains ont d’ailleurs été abrogés, traitent du régime patrimonial des églises, paroisses et archevêchés, et posent les bases des transferts susceptibles d’être organisés, notamment au niveau communal pour la propriété des églises, ainsi que l’obligation de créer des associations cultuelles aux pouvoirs strictement dédiés à l’exercice des cultes. En aucune manière cette loi, que l’on qualifie, par erreur, de loi sur la laïcité, n’aborde la question du port du voile sur les lieux publics, puisque ce sont des lois contemporaines qui ont traité ce sujet (cf. loi du 11 octobre 2010, supra).
La question du port du voile lors de sorties scolaires a, en fait, été abordée, et pour l’heure résolue, par des décisions du Conseil d’État traitant de la délicate question des collaborateurs occasionnels du service public, en se référant à la Constitution française de 1958, notamment son art. 1er, qui affirme : "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances."
Parce qu’il respecte toutes les croyances, l’État n’en reconnaît aucune
De ce principe, il résulte que la croyance religieuse, liberté fondamentale, relève de l’intimité de l’individu. L’État n’intervient donc pas dans la religion du citoyen, pas plus que la religion n’intervient dans le fonctionnement de l’État. C’est pourquoi la laïcité, principe fondamental de la République, repose sur trois valeurs indissociables rappelées en 2003 par la Commission de réflexion sur l’application de la laïcité dans les services publics, présidée par Bernard Stasi :
- La liberté de conscience,
- L’égalité en droit des opinions spirituelles et religieuses,
- La neutralité du pouvoir politique.
Le principe de laïcité est donc initialement lié à l’État et aux services publics
Ainsi, les lois de Rolland, principes classiques du droit administratif, bien connus des juristes de droit public, s’appliquent aux services publics : au nombre de trois, ce sont les principes de continuité, d’égalité et de mutabilité. Or, c’est manifestement de l’égalité que découle la neutralité, et de la neutralité que découle la laïcité.
Mais, force est d’admettre que la conciliation nécessaire mais complexe entre le principe de laïcité de l’État et la liberté religieuse des citoyens présente un certain nombre de difficultés depuis la fin des années 1980, pour les agents publics et pour les usagers des services publics notamment. De nombreux débats ont animé la doctrine, et au-delà la société française, quant à la place de la religion dans l’enseignement (port du voile dans les écoles, collèges et lycées publics), également dans les soins prodigués dans les hôpitaux (question des transfusions sanguines, ou des médecins masculins dans le domaine de l’obstétrique), mais aussi s’agissant des structures publiques de restauration (menus dans les établissements publics, notamment s’agissant des cantines scolaires).
La loi et le règlement ont apporté des réponses et précisé les limites de la liberté religieuse au regard de sa conciliation avec le principe de laïcité de l’État, mais leur caractère souvent lacunaire ou imprécis a incité les juges, français et européens, à se prononcer sur ces questions. La laïcité scolaire est toujours au centre des débats depuis près de vingt-cinq ans, d’autant plus qu’une évolution se traduit par l’application des principes de neutralité et de laïcité à des personnes privées et à des individus n’ayant pas la qualité d’agent public.
L’exemple que nous retiendrons à ce propos est celui des parents accompagnateurs de sorties scolaires. Le juge administratif mais aussi le juge judiciaire ont été amenés à s’interroger sur cette évolution, et à en préciser les contours juridiques.
La conception française de la laïcité scolaire : évolutions législative et jurisprudentielle
Le premier arrêt rendu par le Conseil d’État, que nous retiendrons, date du 2 novembre 1992, affaire Kherouaa, lequel illustre cette question. Il s’agissait du cas de trois jeunes filles qui avaient été exclues de leur collège pour avoir porté un foulard islamique dans l’enceinte de l’établissement alors que cela était interdit par une décision du conseil d’administration, confirmée par le rectorat. Le tribunal administratif, saisi, avait rejeté leur requête, le Conseil d’État fut alors saisi.
Il statua en ces termes : "que, dans les établissements scolaires le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public".
En 2003, est instituée la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, dite "commission Stasi". De son rapport, il ressort que la laïcité, sur laquelle est fondée l’unité nationale, constitue une valeur qui rassemble, en même temps qu’un garant de la liberté individuelle. Deux principes fondamentaux de dégagent : la neutralité de l’État, qui impose à la République d’assurer "l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion", et la liberté de conscience, notamment la liberté de religion et la liberté de culte.
Il appartient à l’Administration de donner toutes les garanties de la neutralité, et qu’elle en présente aussi les apparences. C’est ce que le Conseil d’État a appelé "le devoir de stricte neutralité", qui s’impose à tout agent public, et aussi à tout agent collaborant à un service public (Conseil d’État, 3 mai 1950, Demoiselle Jamet ; Avis contentieux, 3 mai 2000, Mlle Marteaux).
Dans ce contexte, l’agent public est libre de manifester ses opinions et croyances sous réserve que ces manifestations n’aient pas de répercussion sur le service public (Conseil d’État, 28 avril 1958, Demoiselle Weiss), dans le cadre du service, le devoir de neutralité le plus strict s’applique. Toute manifestation de convictions religieuses dans le cadre du service est interdite, et le port de signes religieux l’est aussi. Cette position fut confirmée, le 9 décembre 2016, par la commission présidée par Émile Zuccarelli, dans son rapport "Laïcité et fonction publique".
La position du législateur : la loi du 15 mars 2004 et les signes religieux ostensibles
La loi du 15 mars 2004 encadre, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. La loi prévoit précisément que, dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
La circulaire du 18 mai 2004, mettant en œuvre le principe de laïcité dans les établissements scolaires, étend l’application de la loi sur la laïcité à toutes les activités placées sous la responsabilité des établissements, qu’elles se déroulent à l’intérieur des établissements scolaires ou non. Les élèves ont le droit de porter des signes religieux discrets (circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en œuvre de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics), position confirmée le 4 décembre 2008 par la Cour européenne des droits de l’homme.
Avant que le Conseil d’État, saisi par de Défenseur des droits, accorde, le 19 décembre 2013, aux parents accompagnant bénévolement les élèves lors de sorties scolaires, le statut de simples "usagers" du service public, renversant ainsi sa jurisprudence antérieure qui leur conférait le statut de collaborateurs occasionnels du service public de l’éducation, soumis à l’interdiction du port de signes ostentatoires religieux, donc concernés par "les exigences de neutralité religieuse", le port du voile dans le cadre de ces activités périscolaires est donc autorisé, position confirmée par le ministre de l’Éducation nationale le 24 octobre 2014 à l’Observatoire de la laïcité.
En fait et en droit, le Conseil d’Etat a refusé d’étendre l’application de la théorie des "collaborateurs occasionnels du service public qui avait été instaurée en matière de collaboration occasionnelle aux services de police ou d’urgence" à une catégorie non concernée par cette jurisprudence.
L’arrêt du Conseil d’Etat du 12 octobre 2009 "Chevillard et Cts Blancherelle" a rappelé et précisé les conditions dans lesquelles un pilote d’hélicoptère ayant porté secours à un blessé lors d’un sauvetage en mer peut être qualifié de collaborateur occasionnel du service public alors qu’il n’a été sollicité que de façon indirecte pas l’administration (CE, sect., req. n° 297075 : Chevillard et Cts Blancherelle – annulation de CAA Paris, 23 juin 2006, 2007 – M. Stern, prés. ; Mme de Salins, rapp. Pub).
Le régime de responsabilité sans faute des collaborateurs occasionnels du service public trouve son fondement dans la théorie du risque professionnel initialement appliquée aux agents permanents du service public. Le doyen Hauriou considérait qu’il s’agissait d’une "théorie originale qui fait honneur au droit public français : les choses se passent comme si l'Etat, en sa qualité de personne morale, gérait une assurance mutuelle contractée entre les administrés contre le risque des accidents administratifs". S’inscrivant dans un esprit de solidarité, ce régime de responsabilité permet l’indemnisation des collaborateurs du service public qui ont assumé et supporté un risque pour venir en aide à autrui.
Plusieurs conditions ont été posées par la jurisprudence pour que ce régime de responsabilité sans faute trouve à s’appliquer aux collaborateurs non permanents du service public. Il faut, tout d’abord, que l’action du collaborateur s’inscrive dans le cadre d’une mission de service public. Ensuite, il faut qu’il s’agisse d’une véritable collaboration et non d’une simple participation. Enfin, l’intervention du collaborateur doit être requise par l’autorité publique, ou tacitement acceptée par cette dernière, ou commandée par l’urgente nécessité.
Mais cette règle posée par le Conseil d’État a été, néanmoins, assortie d’une possible restriction
Lorsque les nécessités tirées de l’ordre public et du bon fonctionnement du service peuvent fonder les restrictions à la liberté de manifester ses convictions religieuses au sein des services publics, le Conseil d’État (étude du 19 déc. 2013 précitée) a souligné que "les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l’éducation peuvent conduire l’autorité compétente, s’agissant des parents d’élèves qui participent à des déplacements ou à des activités scolaires, à recommander de s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses", ce qui donne une certaine force juridique à l’argument afférent à une possible éventualité du trouble de l’ordre public pouvant en résulter, mais point et en aucun cas l’argument religieux lui-même.
De par cet exposé liminaire, on peut d’ores et déjà mesurer la portée du respect du principe de laïcité, donc de neutralité, déterminé supra, dans le cadre de la gestion de services ou activités relevant d’une mission de service public, puisque autant la loi du 9 décembre 1905 que la Constitution française interdisent la confusion entre les services publics et la religion.
D’abord, nous réitérerons le bénéfice de nos précédentes écritures publiées dans Résonance en la forme d’une lettre ouverte adressée au préfet des Bouches-du-Rhône par laquelle nous l’invitions à retirer ses arrêtés accordant une habilitation fondée sur l’art. L. 2223-23 du CGCT en matière d’entreprises de pompes funèbres israélites ou musulmanes, sur le fondement de la loi du 9 décembre 1905, qui fait interdiction à des organismes à caractère confessionnel de s’immiscer dans la gestion de services publics (dans ce cas, d’entreprises ou associations assurant une mission de service public de pompes funèbres).
Ensuite, nous aborderons le respect de la neutralité dans le service public, dès lors que dans ce domaine coexistent deux types d’organismes gestionnaires : les régies municipales ou intercommunales, services publics industriels et commerciaux, dont les modalités d’organisation et de fonctionnement sont déterminées dans le CGCT.
La loi fait interdiction à leurs agents de manifester tout signe religieux ostentatoire en vertu du respect du principe de la neutralité du service public, tel que déterminé par les lois dites "de Rolland" (voir supra), puisque c’est manifestement de l’égalité que découle la neutralité, et de la neutralité que découle la laïcité.
Mais qu’en est-il de cette règle pour les agents d’une entreprise privée dont le statut juridique est déterminé par le Code du travail ?
S’agissant de la situation des employés d’une association ou d’une entreprise chargée d’une mission de service public, il nous faut nous référer à l’affaire très médiatisée de "Baby-Loup", qui illustre pleinement cette situation. En effet, elle pose la question de la place de la laïcité et de la liberté religieuse dans une entreprise privée.
En 2008, une employée d’une crèche associative a réintégré son emploi, après cinq années passées en congé maternité et en congé parental, avec un voile religieux durant son activité professionnelle, en violation du règlement intérieur de l’établissement. Après de multiples mises en garde, elle est licenciée pour faute lourde. Les premiers juges saisis, le conseil de prud’hommes de Mantes-la-Jolie le 13 décembre 2010, et la cour d’appel de Versailles le 27 octobre 2011, ont considéré que le principe de neutralité s’applique aux employés d’une crèche, et ils ont confirmé la légalité du licenciement.
La Cour de cassation, saisie d’un pourvoi, a, dans un arrêt du 19 mars 2013, considéré que le principe de neutralité ne s’applique pas à une association de droit privé, et que le règlement intérieur de la crèche apparaît donc discriminatoire. La situation revient à considérer qu’une crèche gérée directement par une commune est soumise au principe de neutralité, ce qui est également le cas du service extérieur des pompes funèbres géré en régie directe ; en revanche, une crèche constituée sous forme associative ne l’est pas. Dans le premier cas, le port du voile est interdit au nom de la neutralité, dans le second, il est autorisé au nom de la liberté religieuse.
L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Paris, qui s’est prononcée le 27 novembre 2013. Elle juge que tout employeur dont l’activité relève d’une mission d’intérêt général a une obligation de neutralité de ses employés, dès lors qu’il s’agit d’une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Et elle a estimé que l’association "Baby-Loup" constitue une entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés. La cour d’appel confirme donc le licenciement pour faute. Un pourvoi en cassation est à nouveau formé.
La Cour de cassation a définitivement rejeté le pourvoi le 25 juin 2014, rappelant que, selon le Code du travail, une entreprise privée peut restreindre la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses si cela est justifié par la nature de la tâche à accomplir et si la mesure est proportionnée au but recherché. Or, la crèche "Baby-Loup" avait adopté un règlement intérieur, qui précisait que "le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités".
La Cour de cassation estime que la restriction à la liberté de manifester sa religion ne présentait pas un caractère général, mais qu’elle était suffisamment précise et justifiée par la nature des tâches accomplies, et proportionnée au but recherché.
Le 13 mai 2015, est adoptée une loi visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance, et à assurer le respect du principe de laïcité. Elle prévoit que les établissements et services accueillant des enfants de moins de six ans gérés par une personne morale de droit public ou par une personne morale de droit privé chargée d’une mission de service public sont soumis à une obligation de neutralité en matière religieuse. Elle prévoit également que les établissements et services accueillant des enfants de moins de six ans qui ne relèvent pas de l’alinéa précité peuvent apporter, dans les conditions prévues aux articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du Code du travail, des restrictions, de caractère proportionné, à la liberté de leurs salariés de manifester leurs convictions religieuses. Ces restrictions figurent dans le règlement intérieur ou, à défaut, dans une note de service.
En définitive, il semblerait que la solution rendue par la chambre sociale de la Cour de cassation en 2013, selon laquelle les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé, soit à retenir.
Elle précise que, si le Code du travail s’applique aux agents des CPAM, ces derniers sont soumis à des contraintes spécifiques parce qu’ils participent à une mission de service public, lesquelles leur interdisent de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires. De cette jurisprudence, il faut déduire que la restriction à la liberté religieuse, prévue par le règlement intérieur, vise à assurer et garantir la neutralité du service public.
Mais ce qu’il faut retenir pour le cas des entreprises ou associations se réclamant d’une activité en relation avec une religion et ses rites funéraires, c’est que la Cour de cassation juge que le principe de neutralité concerne l’ensemble des personnes en charge d’une mission de service public, y compris lorsque cette mission est prise en charge par une structure de droit privé, donc par des salariés (Cour de cassation, 19 mars 2013, CPAM de Saint-Denis, n° 12-11-690).
Pour conclure, nous rappellerons que, faisant le bilan d’un siècle de laïcité en 2004, le Conseil d’État écrivait que : "Pour les pères fondateurs de la loi de 1905 […], la laïcité n’est pas le refoulement des religions ou de leurs manifestations de l’espace public vers la sphère privée. C’est le refus de l’accaparement de l’État et de la société par les religions et, inversement, de la mainmise de l’État sur celles-ci."
Jean-Pierre Tricon
Maître en droit
DESS Gestion des Collectivités Territoriales
Consultant au sein du Cabinet d’Avocats PEZET & Associés
Formateur
Résonance n° 155 - Novembre 2019
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