Comme chaque année, le rapport de la Cour des comptes est attendu et, comme chaque année, il pointe des dysfonctionnements dans la gouvernance publique, et constitue ainsi un puissant aiguillon pour un gouvernement. C’est pourquoi nous reproduisons de notables extraits de ce rapport dès lors qu’il consacre près de 50 pages au droit funéraire. En effet, à n’en pas douter, voici le diagnostic d’une situation profondément insatisfaisante, et les pistes pour y remédier…
Alors que le sénateur Jean-Pierre Sueur s’étonnait que les deux tiers des opérateurs funéraires ne respectent pas les obligations juridiques relatives aux devis types (Question écrite n° 10407, JO S 4 juillet 2019) ; et que le gouvernement annonce que le Conseil National de la Consommation (CNC) va être en charge du pilotage d’un groupe de travail sur les prestations funéraires et les modèles de devis, dont les travaux seront lancés le second semestre 2019, afin de favo-riser l’appropriation par les professionnels des dispositions applicables, la Cour des comptes livre un état des lieux, à tout le moins perfectible, du secteur. Nous ne saurions trop conseiller la lecture de cet important travail qui devrait être l’occasion d’une profonde rénovation du droit funéraire. Si rien ne peut remplacer sa lecture, il est quand même possible d’en présenter certaines remarques et propositions.
La Cour des comptes relève, avant tous développements, que : "L’ouverture à la concurrence n’a que partiellement permis d’atteindre les objectifs fixés par le législateur : si elle a effectivement entraîné une mutation significative de ce secteur d’activité (I), cette évolution a plus bénéficié aux opérateurs qu’aux familles endeuillées (II). Aussi la Cour recommande-t-elle que les autorités publiques jouent pleinement et fermement le rôle qui leur revient (III). C’est bien sous cette triple problématique que s’inscrit ce travail.
Au titre de la mutation des pratiques, on y relèvera (p. 205) que les agents de préfectures consacrent de plus en plus de temps aux dérogations relatives aux délais d’inhumation au détriment de leur mission d’habilitation des opérateurs et que les magistrats recommandent aux ministères concernés de "diligenter une étude conjointe, notamment sur les motifs présentés par les familles pour demander une dérogation, avant d’envisager, le cas échéant, un assouplissement de la réglementation. Outre la facilitation de l’organisation des obsèques, une telle évolution permettrait aux agents de préfectures concernés de se concentrer sur leurs missions d’instruction des dossiers de demande d’habilitation des opérateurs."
On y relève, à la suite, que la Cour estime que la proposition de loi relative aux schémas régionaux de crématoriums, examinée en mai 2014 par le Sénat et restée en l’état depuis, ne résoudrait pas l’insuffisance d’équi-pement dans certaines zones géographiques. L’exercice de la compétence à un niveau supra communal dans les territoires à forte densité de population pourrait constituer une piste. La Cour, si elle ne mésestime pas le rôle des métropoles et communautés urbaines, relève que, pour les communautés d’agglomérations et de communes, la compétence "crémation" n’est que très marginalement choisie. Pour l’anecdote, et néanmoins tellement typique d’une incohérence certaine, on y mentionne l’exemple de la commune de Mably (Loire) dont le crématorium est distant de quelques mètres de celui de l’intercommunalité voisine de Roanne (Loire), et pourtant construit la même année…
La Cour insiste fortement quant aux relations entre les délégataires de crématoriums et la personne publique, et ce avec de nombreux exemples où elle appelle à un meilleur contrôle des délégataires de service public. Il en va ainsi pour la tarification : "La détermination de leurs prix ne peut être laissée à la discrétion du délégataire. Ces dispositions ne sont pas toujours respectées dans le cadre des services funéraires.
Le contrat conclu par la ville de Montluçon (Allier) pour la gestion du crématorium prévoit ainsi la révision des tarifs à l’initiative de l’une ou l’autre des parties, ce qui conduit le conseil municipal à prendre acte, sans débat, des propositions d’évolutions tarifaires du délégataire. À Cholet (Maine-et-Loire), à la tarification votée par l’assemblée délibérante, le délégataire ajoute une grille différente pour certaines prestations." (p. 218)
La Cour rappelle que les redevances versées par le délégataire doivent permettre "de couvrir le coût des contrôles que doit réaliser la collectivité ainsi qu’une redevance d’occupation du domaine public" (p. 219). Or, "ces redevances ne sont pas toujours prévues ni, lorsque c’est le cas, déterminées à partir d’une étude appropriée des enjeux" (id.). Ainsi, "aucune redevance n’est versée par les délégataires des crématoriums de Montluçon et de Mably (Loire). Il en était de même à Paris pour le contrat de concession d’exploitation de la chambre funéraire des Batignolles. Ces situations sont d’autant plus anormales que la rentabilité de l’exploitation est importante."
Dans la plupart des cas, la perspective de l’entrée en vigueur, début 2018, de nouvelles normes de traitement des fumées pour les crématoriums a pu être l’occasion de hausses tarifaires et d’allongements de la période de délégation, que les collectivités délégantes n’ont pas su maîtriser. Cette situation est d’autant plus anormale lorsque les exploitants ont engagé les travaux de mise aux normes à l’extrême fin du délai légal. À Brix (Manche), un avenant conclu en 2017 à la convention de Délégation de Service Public (DSP) du crématorium prolonge celle-ci de onze ans et prévoit une augmentation des tarifs de 17 % applicable dès février 2018. Cette double modification augmente de 68 % le chiffre d’affaires prévisionnel cumulé, alors que le décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux concessions fixe une limite maximale à 50 %.
Il conviendrait également que les personnes publiques contrôlent mieux, ainsi d’ailleurs que la réglementation leur impose, ces délégataires : "La commune de Brix n’a effectué aucun contrôle du gestionnaire du crématorium, alors même qu’existent des incohérences entre le nombre des crémations ayant donné lieu à la perception de taxe et celui correspondant au produit total de cette taxe." (p. 220)
De même, le juge s’étonne de la fiabilité insuffisante des comptes : selon la Cour, pour "produire chaque année, dans le rapport d’activité adressé à l’autorité concédante, une analyse de la qualité des ouvrages ou des services, ainsi que, pour une délégation, des conditions d’exécution du service, conformément aux dispositions de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 sur les concessions, une comptabilité analytique est indispensable" (id.).
Ce qui conduit à dénoncer tel : "délégataire du crématorium n’a produit de 2012 à 2016 qu’un compte de résultat globalisé ne reprenant aucun des postes de produits et de charges du compte d’exploitation prévisionnel, et ce malgré les clauses contractuelles de la délégation" (p. 221). De même est critiqué le fait que le budget du délégataire ne fasse "pas apparaître, de manière distincte, les recettes ou les charges associées aux autres activités de l’entreprise, réalisées dans le cadre de différents marchés publics, alors même qu’elles représentent une part non négligeable du chiffre d’affaires de la société" (id.).
La Cour conclut ses développements par le diagnostic suivant : "Le marché du service funéraire obéit, comme tout autre marché, aux règles de l’offre et de la demande. Il présente cependant deux particularités : d’une part, la singularité qui s’attache à un acte d’achat effectué par un entourage fragilisé ; d’autre part, la concurrence que s’y livrent les communes et les entreprises privées, pour la réalisation de prestations qui relèvent de l’exécution d’un service public.
Les objectifs que s’était assignés le législateur en 1993 – supprimer le monopole communal du service extérieur des pompes funèbres, encadrer l’exercice de la profession funéraire et renforcer la protection des familles endeuillées – ont été atteints en partie seulement. Insuffisamment contrôlé, le secteur se caractérise par sa concentration, la hausse des prix et leur manque de transparence. Aussi apparaît-il indispensable que la législation soit encore renforcée et qu’un effort très significatif soit entrepris par les services de l’État et par ceux des collectivités locales. Il est peu acceptable que les opérateurs publics mais aussi privés ne se conforment pas à leurs obligations."
Enfin, comme de coutume, elle formule ses recommandations :
Tel est le sens des recommandations que formule la Cour.
À l’État :
1. dématérialiser le dépôt de la demande d’habilitation des opérateurs funéraires, sur la base d’un dossier uniforme sur le territoire national, et autoriser les opérateurs à effectuer en ligne des modifications ;
2. subordonner le renouvellement des habilitations des opérateurs funéraires à la transmission régulière des devis-types ;
3. réformer l’arrêté du 23 août 2010 portant définition du modèle de devis-type en prévoyant trois niveaux de prestations définies de façon suffisamment précise pour faciliter la lecture et la comparaison des offres des différents opérateurs ;
4. faire tenir à jour par les préfets la liste des opérateurs habilités et la publier sur le site Internet de chaque préfecture.
Aux collectivités territoriales et à leurs groupements :
5. exercer la compétence tarifaire dans toute sa plénitude, quel que soit le mode de gestion du service funéraire ;
6. renforcer le contrôle des contrats de DSP, en particulier en ce qui concerne la tarification et la fiabilité des coûts.
www.ccomptes.fr/fr/publications/le-rapport-public-annuel-2019
Philippe Dupuis
Consultant au Cridon, chargé de cours à l’université de Valenciennes, formateur en droit funéraire pour les fonctionnaires territoriaux au sein des délégations du CNFPT
Résonance n° 153 - Septembre 2019
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