Inaugurée fin mai sur la commune d’Arbas, village de Haute-Garonne déjà réputé pour son militantisme en faveur de l’ours pyrénéen, la première forêt cinéraire développée comme un service public communal a fait couler beaucoup d’encre en juin. Le principe était déjà exploité en Allemagne et en Suisse. Il consiste à réserver un espace naturel forestier pour accueillir des urnes en les enterrant au pied d’un arbre dûment repéré et identifié. En version française, c’est la commune qui crée et qui exploite sous le mode de son choix, en régie directe ou par voie de gestion déléguée.
L’idée est séduisante autant que médiatique. Encore faut-il l’étudier de plus près, ce qu’ambitionne cet article.
Avant même que soit plantée la première urne, biodégradable, bien sûr, à la fin de cet été dans la première forêt cinéraire d’initiative communale en France, gardons nous-même la main verte en plantant tout d’abord le décor de cette histoire :
Arbas est un village du piémont pyrénéen, aux abords immédiats de la montagne. Proche de Saint-Bertrand-de-Comminges, la commune semble pourtant plus tournée vers la nature que vers le presbytère. On y aime les animaux, l’ours en particulier, le minéral, avec notamment du tourisme dans les grottes, et le végétal, avec un domaine forestier particulièrement préservé. En gros, les 300 et quelques habitants d’Arbas sont plutôt écolos, et ceux qui viennent s’y détendre le sont aussi pour la plupart. Honni soit qui mal y pense…
Elia Conte Douette est à l’origine de l’événement. Elle est conseillère et formatrice dans le développement durable tout en cumulant une double attache géographique : le Sud-Ouest et le Massif vosgien. Attentive aux pratiques cinéraires d’outre-Rhin et portée à la réflexion sur la protection des forêts pyrénéennes, c’est très naturel-lement qu’elle a imaginé transposer en France le concept de forêts cinéraires qui connaît un réel engouement dans les sociétés de culture germanique. De fil en aiguille, de discussions en rencontres, le projet a vu le jour, pour aboutir ces dernières semaines.
"Wunderbar !" (merveilleux)
- Ce qui s’est décidé sur Arbas, ce qui s’est mis en place
Contactée par Elia Conte Douette, Céline Salviac Malbert, conseillère municipale d’Arbas, a porté le projet du début jusqu’à la fin. Il a fallu vérifier auprès des habitants si l’idée d’une forêt cinéraire sur leur commune était souhaitable ou non. Réponse majoritairement positive. Il a également fallu consulter les parties "périphériques" concernées (ONF-action de l’État) et les chasseurs. Là aussi : feu vert sur fond de réflexion écologique. Les arbitrages pour choisir le terrain concerné ont été le plus largement étendus, et, finalement, la commune a sanctuarisé un de ses bois situé à 1 000 m d’altitude et couvrant une superficie de 1,25 ha. Une quarantaine d’arbres ont été repérés sur cette parcelle boisée, pour une capacité d’accueil de 260 urnes.
La commune s’engage à la préservation des lieux pour un usage uniquement dédié au souvenir cinéraire. L’usager paiera une redevance de 250 € par urne inhumée et s’acquittera d’un forfait de 375 € par opération auprès du gestionnaire délégué (dossier administratif, visite, cérémonie d’inhumation des cendres, conseils, etc.). La gestion du bois cinéraire a été confiée par la commune d’Arbas à la société Cime’Tree, créée à cet effet par Elia Conte Douette (laquelle est devenue opératrice funéraire habilitée).
- Atouts et interrogations
Sont-ce les prémisses d’une nouvelle forme du souvenir cinéraire en France ? Telle est la question qui finalement se profile derrière les multiples articles de presse qui ont salué la création de cette forêt cinéraire. Très peu d’articles ont relevé le fait que la caractérisation sacrée des lieux avait aussi pour but de préserver l’authenticité du biotope forestier. De plus, 10 % de la surface allouée sont interdits d’intervention à quelque titre que ce soit. Il s’agit de donner à la forêt la possibilité de redevenir ancienne, sans intervention humaine.
Intellectuellement, cette initiative de création de forêts cinéraires va plaire à beaucoup de Français. Elle rejoint le désir évident de végétalisation face au cimetière classique, ordonnancé et administratif, minéral essentiellement et de plus coûteux à équiper.
Mais n’allons pas trop vite en raisonnement, voulez-vous. Certes, il s’agit de forêt naturelle, donc à entretien très réduit (sauf à l’égard des insectes parasites). Est-ce à dire que la commune peut dormir sur ses deux oreilles à ce propos ? Probablement pas, car plusieurs questions se posent :
- d’ordre réglementaire et administratif
Cette forêt cinéraire exécute un slalom entre les dispositions législatives. Les cendres ne connaissent normalement que deux destinations, le cimetière pour les inhumations, et la pleine nature pour les dispersions. Ici, nous avons des inhumations en pleine nature, ce qui n’est pas envisagé par les textes.
La parcelle forestière ne peut donc échapper au statut juridique d’un véritable cimetière. Une telle situation la soumet à toutes les règles s’appliquant au cimetière classique, dans l’attente d’une éventuelle évolution des textes. Alors, il sera question de clôture, de surveillance, etc. et de responsabilité in fine du maire d’Arbas. En cas de problème, fût-il écologiste, ce dernier sera certainement "vert" de rage s’il est entraîné en responsabilité a priori imprévue…
Tout cela mérite au moins réflexion. Sans compter les considérations environnementales touchant à la concentration de cendres en pleine forêt, question qui peut réserver ultérieurement des surprises…
- d’ordre psychologique
L’inhumation d’une urne, si biodégradable soit-elle, tranche avec l’intention de fusion post-mortem dans l’environnement que recherche l’acte de dispersion en pleine nature. Notez que la forêt cinéraire implique un voisinage des morts et non un "entre-soi" propice au recueillement intime sur le lieu de dispersion en pleine nature, acte discret et privé.
Le choix de l’emplacement au pied d’un arbre, dans le contexte d’une forêt cinéraire, est en partie amputé du caractère libre et spontané de la désignation du lieu de dispersion. Ces différences portent à penser que, dans bien des cas, l’inhumation en terrain repéré et collectif va "ratatiner" la mythologie personnelle et/ou familiale liée au devenir final des cendres reposant en pleine nature.
À moins que la forêt cinéraire ne soit capable d’apporter elle-même un "plus" dans l’imaginaire fondant le culte du souvenir. C’est ici très précisément que l’avenir de la formule "forêt cinéraire" va se jouer, comme on le découvre ci-après.
- d’ordre social et sacré
La nouvelle formule d’inhumation d’urne en milieu naturel délimité nécessite de se rattacher à un sens supplémentaire, puisque le retour à la nature est déjà garanti par la dispersion des cendres. L’endroit qui regroupe les inhumations d’urnes doit "parler" à la sensibilité des usagers potentiels, et offrir une forme de sacralité nouvelle qui se superpose aux usages funéraires classiques. D’où la possibilité d’un écueil, car nous venons de préciser que la forêt cinéraire est chargée du statut d’un cimetière.
Elle est donc laïque, c’est-à-dire ouverte aux croyances, sans en imposer aucune. Or la tentation peut être forte de rattacher cette nouveauté pratique d’inhumation en pleine nature à un socle traditionnel ancien, précisément parce que, dans ce cas, c’est la nature elle-même qui devient le signe d’une transcendance possible de l’humain après la mort. Comme par hasard, me direz-vous, le site de Cime’Tree se distingue par l’image d’un cerf, dont le traitement graphique s’apparente à la représentation du dieu gaulois Cernunos. Par ailleurs, le menu déroulant, à la fonctionnalité du symbolisme, renvoie l’internaute à une approche sacrée de la nature qui se réfère à l’alphabet celtique des arbres (ogham).
S’il est évident que l’Église catholique se cabre bien trop souvent à tort contre la crémation quand celle-ci est jugée vectrice d’un retour au paganisme, malheureusement, l’exemple d’Arbas peut cette fois-ci lui donner raison. Or, selon moi, le développement de forêts cinéraires serait une véritable dérive s’il venait à correspondre à du prosélytisme. La notion de nature au sens contemplatif du terme pourrait au contraire rejoindre le besoin d’histoire et d’enracinement face à la mort.
L’endroit forestier doit être inspirateur par lui-même. N’allons pas plus loin, laissons l’imagination des proches faire le reste. C’est déjà beaucoup de ramener l’espace naturel à un espace partagé en collectivité. Une simple dispersion est gratuite quand la famille l’exécute elle-même. Inhumer en champ clos et collectif nécessite donc que l’endroit soit porteur de valeurs communes à ses usagers, si possible non religieuses. À défaut, nous glisserions sans nous en rendre compte dans la création de cimetières cultuels…
Olivier Géhin
Professionnel funéraire
Journaliste
Résonance n° 152 - Juillet 2019
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