D’habitude, lorsque j’écris dans "Résonance", c’est pour parler des lois, des décrets, des rapports parlementaires et de toutes les questions concernant le droit funéraire. Cette fois-ci, à l’invitation de Maud Batut, j’écrirai quelques lignes sur mon dernier ouvrage, récemment paru aux éditions du Cerf, consacré à un immense écrivain trop inconnu ou mal connu : Charles Péguy.
Mais, à vrai dire, je ne m’écarterai pas trop des thématiques de "Résonance", car la réflexion sur la mort et ses mystères tient une grande place dans l’œuvre de Charles Péguy.
La mort, il y fut confronté très tôt, lorsque son plus grand ami, Marcel Baudouin, disparut prématurément en juillet 1896. Péguy épousa sa sœur, Charlotte. Et, en son hommage, il publia sa première œuvre majeure, sobrement intitulée "Jeanne d’Arc" sous le pseudonyme "Pierre Marcel Baudoin", tant il se sentait lié par cette "amitié d’exception", comme la qualifie Geraldi Leroy – grand connaisseur de l’œuvre de Péguy. Il donna à son premier fils le nom de Marcel. Sa fidélité fut inaltérable.
Et dans sa dernière œuvre, écrite et publiée de son vivant, "Ève", un autre chef-d’œuvre, la mort tient encore une grande place. Songeons à ces vers célèbres qui sont au cœur de ce long et magnifique poème – lui aussi trop méconnu :
"Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés.
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis murs et les blés moissonnés."
On a souvent dit que ces vers étaient prémonitoires, car, quelques mois après les avoir publiés, Péguy tomba à la tête de sa section, le 5 septembre 1914, "mort pour la France", dans l’un des tout premiers combats de la Grande Guerre.
Il est enterré avec tous ses camarades dans la "Grand’tombe", à Villeroy. Il n’entrera jamais au Panthéon, car sa famille et ses amis ont toujours pensé, à très juste titre, qu’il fallait rester fidèles à cette fraternité qui l’unissait à ses camarades de combat, dans la vie comme dans la mort.
Charles Péguy fut hanté par le mal. Il dédia sa première Jeanne d’Arc à tous ceux qui se battent "contre le mal universel humain".
Pourquoi le mal ? Cette question qui hante ce premier livre, on la retrouve, mot pour mot, dans "Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc", publié en 1910. Jeanne ne comprend pas qu’il puisse y avoir des damnés. Elle est prête à se sacrifier pour qu’il n’y en ait plus :
"Ô s’il faut, pour sauver de la flamme éternelle,
Les corps des morts damnés s’affolant de souffrance,
Abandonner mon corps à la flamme éternelle,
Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle."
Ce à quoi son amie, madame Gervaise, répond :
"Taisez-vous, ma sœur : vous avez blasphémé."
Jeanne ne saurait prétendre accomplir ce que le Fils de Dieu n’a pas pu accomplir :
"C’est que le Fils de Dieu savait que la souffrance,
Du fils de l’homme est vaine à sauver les damnés.
Et s’affolant plus qu’eux de la désespérance,
Jésus mourant pleura sur les abandonnés."
Croyant, puis longtemps incroyant, Péguy retourna à la foi. Mais il n’accepta jamais le mal. Il fut un croyant anticlérical. Ce n’était pas pour lui un oxymore. Il a écrit : "Quand on voit ce que la politique cléricale a fait de la mystique chrétienne, comment s’étonner de ce que la politique radicale a fait de la mystique républicaine." Ou encore : "Les forces politiques de l’Église ont toujours été contre la mystique. Notamment contre la mystique chrétienne."
On le sait, il y a eu beaucoup de "récupérations" de Péguy et de son œuvre, qui étaient pleinement injustifiées. C’est en grande partie pour leur répondre que j’ai écrit ce livre. Non, l’œuvre de Péguy n’est pas "illisible". Elle est, tout au contraire, singulièrement "moderne, actuelle". Elle nous restitue ce mouvement de l’écriture en train de s’écrire.
Non, il n’y a pas d’un côté la prose et de l’autre les vers. Non, il n’y a pas d’un côté la polémique et de l’autre la mystique. Tout se tient. Non, les répétitions ne sont pas gratuites, les poèmes sont des "tapisseries". Il faut les lire de gauche à droite et de haut en bas, sur des trames qui composent des symphonies à nulle autre pareilles. Oui, Péguy est inclassable. Tellement inclassable que nul ne peut le récupérer et qu’il nous parle encore aujourd’hui.
"Charles Péguy ou les vertiges de l’écriture", éditions du Cerf, 22 €.
Jean-Pierre Sueur
Résonance n° 172 - Juillet 2021
Résonance n° 172 - Juillet 2021
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