Au début des années 70, Bertrand Blier tournait un film sulfureux tiré d’un de ses romans : "Les Valseuses".
Jeanne Desaubry |
Quand j’ai lu "Poubelle’s Girls", j’ai eu une pensée pour Jean-Claude et Pierrot (Gérard Depardieu et Patrick Dewaere), les deux protagonistes du film, avec Élisabeth et Paloma, je venais de découvrir sous la plume de Jeanne Desaubry leurs pendants féminins.
D’un côté, il y a Élisabeth, la quarantaine divorcée, qui se crève l’échine de petit boulot en petit boulot pour pouvoir élever son fils, essayer de le rendre heureux. De l’autre, il y a Paloma, "la grosse", grande gueule, fringuée tel un Teletubbies paramilitaire, en fin de droits, sans abri, qui squatte la gare.
Une rencontre au hasard de Pôle emploi, et c’est la naissance d’une fabuleuse amitié de deux écorchées de la vie. Élisabeth dégote une caravane où les deux copines vont tenter d’oublier la crise. Cause de tous leurs maux.
Les rêves et les espoirs sont souvent éphémères, la précarité les rattrape au grand galop. Paloma a la solution pour sortir de cette impasse : "Prendre le pognon là où il est !" En braquant…
En parallèle de leur histoire, on croise Blanche, bourgeoise légèrement coincée qui déprime sévère dans la soie blanche et surtout qui ne pense qu’à une chose : refroidir son mari et profiter d’un veuvage bien mérité.
Il est logique que leurs routes se croisent, se mêlent, c’est ce que l’on attend, histoire de former des Pieds nickelés des temps modernes, un tiercé gagnant du désespoir.
"Poubelle’s Girls", malgré ce qu’il y a d’écrit sur la couverture, n’est pas un roman policier, c’est plus un roman pas tout à fait noir, mais très gris très foncé, à fortes doses d’humanisme et de solidarité.
Jeanne Desaubry dénonce avec humour les travers d’une société à la dérive, d’un côté les accidentés de la vie dans la cité, voire des sans-abri, de l’autre l’argent qui s’enferme dans un hameau sécurisé. Deux mondes séparés par un précipice que les "Poubelle’s Girls" vont franchir…
Un extrait :
Les noces d’or des Palanquet, Élisabeth les a depuis la plante des pieds et les mollets, jusque dans les reins, les épaules aussi. Elle n’en peut plus de fatigue, d’avoir couru comme ça tout l’après-midi. Le traiteur est arrivé en retard, les enfants avaient oublié d’acheter de l’usage unique, il avait fallu faire la vaisselle en vitesse, trente-cinq personnes avec les petits qui courent en tous sens en se disputant, et puis à la fin M. Palanquet qui vient en douce à la cuisine, licher un petit coup de plus et lui pincer la hanche avec un rire égrillard ! Et ça fête son anniversaire de mariage.
Rencontre avec l’auteure :
Sébastien Mousse : Bonjour Jeanne, tu viens de signer aux éditions Lajouanie "Poubelle’s Girls", livre entre "La vie est un long fleuve tranquille" et "Les Valseuses", bref, la mise en relation de deux mondes différents. Plus ça va, plus le fossé entre les deux se creuse. Tu crois qu’il y en a beaucoup, des Élisabeth et des Paloma ?
Jeanne Desaubry : Il n’y a que ça, je crois bien. Forcément, c’est de la fiction, j’ai forcé un peu le trait. Mais mes personnages, en particulier Élisabeth, descend dans la rue, tu en croises dix avant le prochain carrefour. Après, le destin que je fais suivre à ces femmes, la mauvaise farce du destin qui leur fait péter les plombs, c’est un jeu de romancier, mais les raisons de craquer, chacun en a de plus en plus.
SM : Elles braquent, elles gueulent, elles frappent, font feu avec leurs armes, mais on a une bonne dose de sympathie pour elles, ce n’est pas un peu immoral ?
JD : Si, bien sûr, mais pas plus que les licenciements de boîtes qui délocalisent dans le tiers monde. Elles font dans l’artisanat, elles ! Dans une société plus solidaire, il ne leur viendrait sans doute pas à l’idée de verser dans la délinquance.
SM : Plus de femmes que d’hommes dans ce livre, des femmes qui prennent le dessus, qui dominent, qui se vengent, qui ne se laissent pas faire, comme un petit parfum de féminisme. En tant que femme et auteur qui observe la société pour s’en inspirer, ne penses-tu pas qu’un certain machisme revient, et pas forcément par les cités, comme on l’entend sans cesse.
JD : Revient ? Depuis quand les femmes gagnent-elles autant que les hommes ? Juste ça ? Puisque c’est la mesure que notre société utilise : valeur marchande. Les femmes ont des boulots plus précaires, gagnent moins, c’est M. Insee qui le dit. Je ne qualifierais pas ça de machisme au sens grossier (le type qui siffle une petite minette dans la rue) mais bien plus grave, et pas seulement dans notre société à nous, bien des zones du monde sont épouvantables. Je ne vais pas faire de catalogue… Mes deux pétroleuses, quand elles se révoltent face à la société, trouvent plus d’hommes que de femmes aux commandes. Donc, tout se mêle et elles ne font pas le tri. Parfum de revanche pour elles. Peut-être qu’on appelle ça du féminisme ?
SM : Il y a d’un côté Jeanne Desaubry l’auteur – "Poubelle’s Girls" est ton septième roman –, mais de l’autre côté, il y a aussi l’éditrice, tu as fondé avec Max Obione il y a quelques années Krakoen, et là, vous avez remis le couvert en créant Ska-Éditions, tu peux nous parler de cette maison d’édition différente ?
JD : Ska, c’est une aventure un peu folle, née de la passion de travailler la matière écrite qui est un matériau merveilleux, avec des gens doués, talentueux. Le numérique nous affranchit d’un certain nombre de contraintes, nous permettant d’éditer des textes hors norme. Dix nouvelles environ par mois, un ou deux romans par trimestre. Bientôt deux cents titres ! Les amis du monde du polar nous ont fait confiance, de nouveaux arrivent, c’est une belle aventure, avec mon complice : Max. Des beaux textes noirs, érotiques, des écritures remarquables.
SM : "Poubelle’s Girls" est en rayonnage chez les bons libraires, le prochain est déjà en cours d’écriture ?
JD : Oh, les projets ne manquent pas. Jean-Charles Lajouanie trouve que je suis paresseuse. Il exagère ! Je le soutiens aussi par ailleurs dans son développement d’une maison nouvelle, mais pleine de promesses ! Cela fait beaucoup d’occupations.
SM : Jeanne, je te remercie d’avoir pris de ton temps pour répondre à mes quelques questions pour les lecteurs de Résonance.
JD : Merci, c’est moi qui suis heureuse que mes "Girl’s" t’aient interpellé !
Sébastien Mousse
Thanatopracteur et directeur littéraire
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