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Journaliste indépendante et romancière, Caroline de Bodinat est l’auteur de "Demain dès l’aube", un récit juste et objectif, sensible et bienveillant, qui dépeint le quotidien des professionnels funéraires. Tissée d’histoires vraies, cette tranche de vie s’appuie sur une immersion de près d’un an au cœur des pompes funèbres Caton... période durant laquelle l’écrivaine a non seulement observé, mais aussi appris et pratiqué tous les gestes de ce métier, aussi essentiel que méconnu, afin d’en percevoir ses moindres subtilités… Rencontre !


Résonance : Caroline, avant de parler de votre ouvrage, j’aimerais que nos lecteurs fassent plus ample connaissance avec vous. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur vous ?

Caroline de Bodinat : Je peux vous dire que, si j’avais fait preuve d’un peu plus d’assiduité à l’école, j’aurais su, comme les marbriers, jongler avec largeur, longueur et profondeur. Tout calculer de tête, en tenant compte de la nature des sols et des caractéristiques d’une pierre pour construire un caveau de six places. Si mon aïeul, mathématicien, à qui l’on doit les suites de Cauchy, avait observé mon sens de la géométrie, il se serait retourné dans sa tombe. Il a théorisé le concept de "dérivée directionnelle", qu’à défaut de comprendre, j’ai suivi au pied de la lettre, de manière romanesque. Je suis tout sauf scolaire. Un prototype d’élève capable d’accorder l’ensemble du corps enseignant en trois mots : "peut mieux faire". Tout n’était pas perdu, mes bulletins trimestriels comportaient parfois une variante : "en progrès, mais peut mieux faire". Cette ritournelle m’a aiguillonnée, c’est mon carburant. Je suis faite d’une succession de hasards, d’erreurs, de virages, et surtout de rencontres.

R : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre parcours ?

CdB : À l’époque des cassettes VHS, ère paléolithique, je voulais être publicitaire. J’aurais rêvé de plancher sur la signature du Loto "Cent pour cent des gagnants ont tenté leur chance" ou celle très memento mori des biscuits Mikado "La petite faiblesse qui vous perdra". J’ai raté le coche de la pub, mais suis monté dans le TGV des agences de conseil en communication. Quinze ans plus tard, au début des années 2000, j’ai décidé de suivre une formation au CFPJ (Centre de Formation et de Perfectionnement des Journalistes), une école de journalisme. Un module m’a passionnée : l’art du portrait. J’ai débuté à L’Humanité, stagiaire, avant de rejoindre le groupe Midi Libre, et par la suite collaboré avec différents titres comme Le Figaro Madame, Elle et Libération.

R : Et vos sources d’inspiration...

CdB : Les rencontres. Parfois elles convoquent un portrait ou s’étirent en histoire. Mon premier roman, "Marâtre" paru chez Fayard, est inspiré d’un article pour Libération ; j’explorais les états d’âme des belles-mères qui se retrouvaient chaque mois au Club des marâtres. "Dernière Cartouche", publié en 2020 aux Éditions Stock, était également le portrait composite, celui d’un homme persuadé qu’il ferait mieux que les autres. "Danser", aux Éditions Arthaud, fut un autre exercice. Il s’agissait de se glisser dans la peau d’Hugo Marchand, danseur étoile de l’opéra de Paris, et d’écrire avec lui son autoportrait. "Demain dès l’aube", l’objet de notre rencontre, se rapproche du portrait mosaïque, celui d’une corporation, les pompes funèbres.

R : Sous ses atours de roman, votre récit, paru en octobre 2023 aux Éditions Flammarion dépeint sans complaisance et sans artifice le quotidien des professionnels funéraires. Pourquoi avoir choisi d’explorer ce secteur ?

CdB : Face à la disparation de mes proches je me suis trouvée dans un état d’impréparation totale. J’ai voulu aller de gré vers ceux que l’on croise de force quand le chagrin nous anéantit. Je me suis demandé qui viendra me chercher le jour où mon certificat de décès sera signé. Qui prendra soin de moi pendant cet entre-deux, avant d’être conduite jusqu’au seuil ? Je voulais désamorcer ma peur en ouvrant les yeux sur les coulisses de nos obsèques. Le seul moyen d’y parvenir était d’aller à la rencontre de celles et ceux qui se confrontent chaque jour à la mort, à nos morts. Ce qui m’intéressait, c’était le côté l’humain, je voulais partager le quotidien de ces artisans de l’ombre, mettre en relief la complexité de leurs métiers dont j’ignorais tout.

R : Votre livre fait suite à un an d’immersion dans le quotidien des professionnels funéraires au sein des agences du groupe Caton... allant même au-delà de l’observation, jusqu’à apprendre le métier et ses différentes disciplines. Est-ce votre côté de journaliste qui vous a poussée à de telles investigations ?

CdB : La charte de déontologie du journaliste est très claire. Vous prenez la responsabilité de publier une information qui vous engage et qui ne peut se confondre avec la communication. Ce livre n’est pas une enquête, mais un récit écrit avec les codes du roman. Pascal et Gautier Caton ont eu le cran de m’ouvrir leur porte. Mais je n’étais ni leur porte-parole, ni leur fossoyeur.

R : Pourquoi les Caton ?

CdB : Je n’ai pas sollicité les Caton par hasard. Nous avons pour fief la même région, treize cercueils en commun, mais d’eux, je ne savais rien. Nous ne nous étions jamais vus que dans le cadre des enterrements. L’expérience de leur savoir-être côté famille, je l’avais par la répétition des obsèques. Pascal comme Gautier savaient qu’après son accident, mon père avait fait la une de La République du Centre. Aujourd’hui, une photo prise de si près ne serait pas publiée ; je n’allais pas chercher le sensationnel et ne parlerais pas non plus des interventions sur réquisition de police. Les Caton m’ont laissée libre d’évoluer au sein de leur groupe, tout en laissant la même liberté à leurs collaborateurs de me parler ou non. Si les employés ont accepté de figurer dans le livre sous leur identité, bien évidemment, il n’était pas question que l’on puisse reconnaître les familles ou les défunts. J’ai gardé les faits, mais inversé les genres, inventé les noms et veillé à changer les lieux. Mais l’observation seule, qui a compris beaucoup d’entretiens et qui était essentielle au départ, ne suffisait pas. Je devais aller plus loin.

R : Dès lors, cette démarche vous semblait primordiale pour produire un récit cohérent qui soit au plus près de la réalité ?

CdB : Cette démarche était essentielle. À juste titre, Pascal Caton avait une crainte, que je ne tienne pas. Avant cette immersion, je n’avais pas été confrontée à la vision d’un défunt, ayant refusé de voir les miens, à l’exception d’un. Nous nous sommes beaucoup parlé, je l’ai accompagné lorsqu’il officiait. Il m’a appris la présence invisible, l’essence de la mission, je me planquais dans les haies des cimetières pour pleurer, j’en ressortais avec une tête de panda. Nous partageons le même humour, et il a découvert mon sens de l’autodérision. Mais il fallait que je dépasse mes peurs, je devais apprendre, faire et éprouver pour comprendre les ressentis. Sans ce socle, je risquais de survoler la réalité.

R : Comment avez-vous procédé ?

CdB : Le temps long a permis d’avancer par étapes. Chaque personne rencontrée m’a transmis un morceau du puzzle. C’est au crématorium de Theillay que j’ai appris à me forger un mental. Ensuite, j’ai rejoint Caton Péquignot route du Paradis, ça ne s’invente pas, à Mehun-sur-Yèvre. Jérôme Péquignot et son équipe ont vu débarquer un boulet. Grâce à eux et parce que j’avais été préparée par tous ceux que j’avais rencontrés avant, du statut de boulet, j’ai atteint le grade de stagiaire. Mais parvenir à ne pas dépareiller dans un convoi fut un autre apprentissage. J’ai été extrêmement protégée, encadrée et parfois recadrée, toujours avec bienveillance, jamais jugée. À chaque instant, je craignais de commettre une erreur qui engagerait l’équipe dont j’étais sous la responsabilité. Des boulettes, j’en ai commises…

R : Qu’avez-vous retenu de cette tranche de vie funéraire... qu’est-ce qui vous a le plus marquée ?

CdB : Toutes les premières fois m’ont marquée, et cette immersion a été une succession de premières fois. La première fois que s’est ouverte la porte de la partie technique où les défunts sont accueillis, dans un funérarium. Ça m’a glacée. Ça a réveillé tous mes morts, je revivais les images, mes enterrements. La première fois que je suis allée dans la partie technique du crématorium, j’étais pétrifiée. La première fois que j’ai tenu une urne entre les mains... La première fois que je suis montée à l’avant du corbillard – c’était pour l’enterrement d’un bébé. La première fois qu’une personne de l’assistance est venue me voir en disant : "Vous, vraiment, je ne sais pas comment vous faites. Moi la peine des autres, je ne pourrais pas." Je me posais la même question. La première fois que j’ai préparé un cercueil, tenu une corbeille d’immortelles, je ne savais pas quel visage me composer... La première mise en bière, la première fermeture d’un cercueil. Ceux et celles que je suis venue observer m’ont tout autant scrutée. Certains sont devenus des collègues de travail, d’autres des sœurs ou des frères de coeur, ils m’ont transmis bien plus que leur métier, ils m’ont permis de trouver en moi une force que je ne soupçonnais pas.

R : Vous étiez présente au salon FUNÉRAIRE PARIS 2023, et nombre de professionnels sont venus à votre rencontre afin de vous remercier pour la mise en lumière que vous avez faite de leurs métiers, saluant au passage l’objectivité et la justesse de vos propos. C’est peut-être la plus belle des récompenses, n’est-ce pas ?

CdB : Indéniablement. J’ai d’abord été émue de voir ressurgir en chair et en os une poignée de personnages figurant dans le livre. L’accueil, par les rencontres et les échanges que ce texte a provoqués, m’a touchée. Beaucoup de professionnels m’ont dit que ce texte leur avait permis pour la première fois d’exprimer l’alphabet de leur métier sans se museler, de l’expliquer autrement à leurs proches. Je dois aussi vous avouer que le salon du funéraire me fascine. Il déclenche en moi le même effet que produit la fashion-week sur les influenceuses de mode. L’hystérie en moins. J’avais des étoiles dans les yeux devant les cercueils, les corbillards, les innovations en tous genres ; certaines touchantes de poésie. La qualité des tables rondes est remarquable. Je remercie Philippe Piot de m’avoir invitée, tout comme l’équipe Résonance pour m’avoir accueillie sur son stand.

R : Toussaint oblige, outre la qualité de votre ouvrage, vous avez également été particulièrement remarquée par les médias. Comment avez-vous perçu l’approche de ces derniers ?

CdB : C’est avant tout une histoire de cran. Les Caton l’ont eu, la présidente de Flammarion aussi, en acceptant de signer un contrat d’édition sur cette phrase : "Je veux faire un an d’immersion dans une société de pompes funèbres et je n’ai aucun synopsis, j’ignore tout encore de ce que je vais découvrir." Les journalistes et critiques qui ont parlé de "Demain dès l’aube", et que je remercie, ont fait preuve de ce même cran. Certains ont refusé de recevoir le livre sous le prétexte que "ça les glaçait". J’ai également entendu : "Quand bien même ce livre serait formidable, je suis phobique de la chair froide, inutile de me l’envoyer." À l’heure ou le projet de loi sur la fin de vie va revenir au cœur du débat politique, cette forme de censure est à mes yeux inquiétante.

R : Et, plus globalement, quel est selon vous, le regard du grand public vis-à-vis de la "chose" funéraire ?

CdB : Les Romains avaient peut-être raison d’inscrire sur le linteau d’entrée des cimentières de la Rome antique : "Tu seras ce que je suis, je fus ce que tu es." Je savais que je m’attaquais à un sujet tabou. Mais pas à ce point. Comme le rappelle Sylvain Tesson dans son livre intitulé Noir : "La mort nous pend au nez. Elle frappera : seule certitude. Or, l’homme se croit immortel. C’est sa grandeur et sa faiblesse." Tant que l’inéluctable sera dénié, la mort considérée hors-la-loi, tant qu’elle sera invisibilisée, la profession continuera de l’être. Cette profession que l’on découvre et à laquelle ce texte rend hommage en filigrane n’est autre que celle de vos lecteurs. Ne méritent-ils pas meilleure considération, intérêt et écoute ? Dans le chaos de ce monde, n’est-il pas rassurant de savoir que des femmes et des hommes ne comptent pas leurs heures pour les dédier à nos morts et au soutien des familles qui alors perdent pied ?

R : Merci, Caroline, pour cet échange... Avant de conclure, y a-t-il une dernière confidence que vous souhaiteriez faire à nos lecteurs ?

CdB : J’ai failli décliner votre invitation, pour une simple raison. L’attraction de ce livre n’est pas moi, mais ces artisans de l’ombre qui m’ont permis de l’écrire et l’ensemble de la profession, à qui je le dédie. Flaubert disait : "On peut juger la bonté d’un livre à la vigueur des coups de poing qu’il vous a donnés et à la longueur de temps qu’on est ensuite à en revenir." En suis-je revenue ? Le salon du funéraire m’a replongée dans l’immersion qui demeure l’une de mes plus belles expériences professionnelles. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre auquel j’ai consacré près de trois ans de ma vie. Pourtant, je n’ai qu’un an de pompes, et ce n’est rien comparé à l’expérience de vos lecteurs. J’estime avoir beaucoup encore à apprendre.
 
Steve La Richarderie

Résonance n° 198 - Décembre 2023

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