Socio-anthropologue très impliqué dans le secteur funéraire depuis de nombreuses années, Martin Julier-Costes est à l’origine de plusieurs études, ouvrages et autres projets de recherches traitant aussi bien de la gestion du deuil que des process professionnels. Lors d’une immersion dans un établissement funéraire, son attention s’est portée sur le "parcours défunt", mais aussi et surtout sur ce que pourrait ou devrait être le "parcours famille". Une piste de réflexion pertinente qui devrait en inspirer plus d’un…
Résonance : Monsieur Julier-Costes, vous êtes socio-anthropologue spécialisé sur les thèmes de la fin de vie, des rites funéraires et du deuil… Pour nos lecteurs qui ne vous connaitraient pas encore, pouvez-vous nous en dire plus sur vous et vos recherches ?
Martin Julier-Costes : Oui, avec plaisir. J’ai démarré mes travaux de recherche par une immersion de 2 mois au sein du service funéraire de la ville de Genève (Suisse) en 2002. Ce fut une expérience qui m’a profondément marqué et stimulé. J’ai découvert des travailleurs de l’ombre très investis envers les familles et faisant preuve de qualités relationnelles méconnues. Mon sujet de mémoire s’intitulait "La construction des rites funéraires par les familles"
J’ai ensuite poursuivi mes études pour faire ma thèse en faisant de la Suisse romande et de la France mon terrain d’investigation. Mon sujet portait sur : "Socio-anthropologie des socialisations funéraires juvéniles et du vécu intime du deuil. Les jeunes face à la mort d’un(e) ami(e)". Plus tard, en 2015-2016, j’ai pu retrouver le secteur funéraire par le biais des Pompes Funèbres Intercommunales (PFI) de la région grenobloise pour travailler avec eux sur un projet de recherche portant sur "L’accueil des familles" (https://hal.science/hal-02956305v2) ; sur l’élaboration de leur questionnaire à destination des familles ou encore sur l’organisation de conférences grand public réunissant professionnels et chercheurs.
J’ai également eu l’occasion de collaborer avec le Pôle Funéraire Public de Lyon pour un projet de recherche-action, avec les Services Funéraires de la Ville de Paris (SFVP) sur les thèmes de "Les jeunes et la mort" et "La personnalisation des obsèques en France et l’accompagnement des familles", ou encore avec l’Union du Pôle Funéraire Public (UPFP) sur "La place du funéraire public en France".
R : Lors du projet d’étude portant sur les professionnels du secteur funéraire, au sein des PFI de la région grenobloise, vous avez observé, de l’intérieur, le fonctionnement d’un établissement de pompes funèbres lors d’une immersion de plusieurs mois… Qu’en est-il ressorti ?
M J-C : Nous étions trois chercheurs pour cette mission, avec différents regards. Nous nous sommes immergés au sein de plusieurs services et avons mené des entretiens collectifs et individuels avec l’ensemble des salariés. Il en est ressorti que c’est bien l’accueil et la relation aux familles qui primaient, avec un accent mis en particulier sur l’exigence de professionnalisme associée à de la bienveillance. L’enjeu est d’assurer un service technique satisfaisant pour les familles tout en ayant le petit geste, la petite attention qui change bien des choses. Le plus important réside donc bien souvent dans le détail relationnel, qui touchera l’ensemble des personnes affectées par le décès et présentes lors des cérémonies.
Finalement, tous les salariés, de l’agent d’accueil lors du premier contact en passant par les opérateurs, jusqu’à la comptabilité pour le règlement des prestations, sont en relation avec la famille, les proches et/ou l’assistance, à un moment donné du parcours famille. De fait, l’un des enjeux essentiels pour le professionnel funéraire est alors d’assurer les aspects qualitatifs et techniques de sa mission tout en s’adaptant aux personnes en présence, qui apprécieront, par exemple, soit un signe d’empathie, soit une marque d’attention, soit une absolue discrétion.
R : D’après vos observations, pour quelle raison le "parcours défunt" est-il prépondérant sur le parcours famille, et surtout, qu’entendez-vous par "parcours famille" ?
M J-C : C’est un terme qui me vient directement des salariés de cette entreprise grenobloise et que je reprends à mon compte. Les pompes funèbres, privées comme publiques, ont, pour la plupart d’entre elles, basé leur modèle et leur mode opératoire sur le parcours du défunt… et cela fonctionne généralement très bien. On l’a observé de manière évidente lors des entretiens avec les conseillers funéraires qui nous expliquaient traiter prioritairement toutes les questions administratives, juridiques et organisationnelles du décès, puis de la cérémonie… laissant peu de place au contenu et au sens de cette dernière pour la famille et les proches.
En revanche, ce qui est moins évident, c’est le chemin qu’aura à emprunter la famille et les interlocuteurs auxquels elle sera confrontée tout au long de la gestion du décès. En effet, en fonction de la taille de l’entreprise et de la sous-traitance, ou non, de certaines prestations, la famille peut être amenée à rencontrer un nombre très variable de professionnels… cela influencera, à n’en pas douter, le regard qu’elle portera sur l’établissement et le sentiment qu’elle conservera de la prestation dans sa globalité. Il devient alors intéressant, voire primordial, de penser toutes les étapes de relation qu’il y aura entre la famille et les différents professionnels auxquels elle sera confrontée afin de coordonner, mais, aussi et surtout, d’humaniser encore un peu plus ces temps d’interactions. Dès lors, ceci permettra d’insister sur les compétences relationnelles et d’accompagnement que tous les salariés acquièrent avec l’expérience, mais qui ne sont absolument pas pensées, abordées, ni même reconnues formellement, dans la formation telle qu’on la connaît ou dans les fiches de poste.
Si je compare à d’autres secteurs où le relationnel et l’accompagnement tiennent une place prépondérante, je pense bien sûr aux domaines sociaux et médicaux, le personnel y est formé en alternance sur plusieurs années. Pas tant pour la maîtrise de tel logiciel ou tel dispositif, mais bien pour travailler et penser la relation qu’ils auront à entretenir avec les personnes qu’ils accompagneront. Réfléchir l’activité funéraire à travers le parcours famille permet également d’identifier les étapes essentielles qui devront intégrer ou être en marge de la cérémonie. Par exemple, la fermeture du cercueil est symboliquement très significative pour de nombreuses familles. Si vous utilisez une visseuse électrique, un tournevis ou un vilebrequin pour fermer le cercueil, le rituel n’aura pas du tout la même solennité ni le même sens pour l’assistance. Idem pour la mise en terre ou la remise de l’urne, d’autres instants clés empreints d’émotions et d’une forte ritualité qu’il faut absolument travailler à mettre en scène, tout autant que la cérémonie en elle-même.
R : De fait, peut-on considérer que cette gestion "très administrative" du défunt représente une sorte de zone de confort pour les professionnels funéraires… et pourquoi en est-il ainsi ?
M J-C : Il est fréquent que les familles aient ce sentiment, et cela est notamment dû au business model des pompes funèbres, celui-ci étant principalement basé sur la vente du cercueil et des produits qui lui sont associés par un conseiller dit "funéraire" mais qui endosse également la veste de conseiller commercial. C’est un fait, le travail d’un conseiller funéraire est effectivement très administratif et organisationnel, auquel s’ajoutent des intentions commerciales plus ou moins affichées et pour lesquelles, là encore, la formation reste relativement légère. Cela étant, il n’en demeure pas moins que ce travail nécessite de réelles compétences relationnelles puisque, comme tous les autres salariés qui seront au contact des familles, ils doivent s’adapter à tous types de personnes, pour régler un maximum de choses en un minimum de temps, la cérémonie (déroulé et sens) étant déléguée aux maîtres de cérémonie, et célébrants ou officiants.
R : Même si ce n’est pas un phénomène nouveau, la personnalisation et la volonté, par les familles, de donner du sens aux obsèques d’un proche décédé deviennent de plus en plus prégnantes ces dernières années. Les conseillers et opérateurs funéraires tels que nous les connaissons aujourd’hui sont-ils en capacité de gérer à la fois les parcours défunt et famille ?
M J-C : Ils sont le plus souvent concentrés sur les démarches administratives, juridiques et organisationnelles… et manquent de temps pour le reste. Plus largement, ce n’est généralement pas ce que l’entreprise leur demande de faire. La personnalisation des obsèques exige de requalifier le temps accordé à la famille pour penser le contenu de la cérémonie et le sens qu’on voudrait lui donner. En fonction de la taille de l’entreprise, cela nécessiterait de repenser l’accompagnement des familles, par exemple en axant prioritairement la première rencontre avec la famille sur le déroulé et le sens de la cérémonie, pour la distinguer d’un autre temps… d’un autre rendez-vous plus organisationnel et administratif.
R : Vous évoquez la possibilité pour les familles, en fonction de leurs demandes et attentes, qu’elles aient à rencontrer plusieurs interlocuteurs lors de l’organisation de la cérémonie. Ne pensez-vous que cela puisse être éprouvant dans un moment de deuil ?
M J-C : Il faut préciser que toutes les familles n’aspirent pas à une cérémonie personnalisée au sens fort du terme. En revanche, comme je viens de vous l’indiquer, proposer deux temps distincts à la famille, l’un dédié aux questions administratives et organisationnelles, puis un second pour réfléchir et travailler au sens du rituel et sur le déroulé de la cérémonie. C’est déjà le mode opératoire pratiqué par nombre d’officiants, laïcs ou religieux, et cela ne me paraît pas surajouter quoi que ce soit. Bien au contraire, cela donne l’occasion à la famille de consacrer du temps aux dernières paroles, aux musiques et autres témoignages… de penser au défunt. Il faut faire savoir qu’elle peut réfléchir à l’organisation de la cérémonie avec des professionnels à son service pour l’accompagner.
R : Au cours de la préparation d’un hommage ou d’une cérémonie… tradition, rituel, sens ou encore personnalisation sont autant d’éléments qui doivent pouvoir être conjugués avec déontologie, savoir-faire, écoute, proposition, accompagnement et psychologie. Selon vous, est-ce là un objectif voire une posture que doivent atteindre les professionnels funéraires dans un futur proche pour faire évoluer leur métier de façon vertueuse ?
M J-C : La plupart des professionnels funéraires que je rencontre ont déjà cette posture, ils sont très investis auprès du défunt, de sa famille et de ses proches. La vraie problématique est ailleurs… le champ de réflexion doit être plus global et, surtout, la question qu’il faut vraiment se poser aujourd’hui, c’est comment passer d’un modèle où l’on fait "pour" les familles, voire "à la place", à un autre modèle associant celles-ci au processus de construction du rite funéraire, autrement dit, "avec" les familles.
R : Selon votre étude, formation, process et même, pourquoi pas, modèle économique, seraient à revoir pour donner du sens au funéraire de demain… un funéraire à même de répondre aux nouvelles attentes des familles. C’est une réelle nécessité ?
M J-C : Le modèle économique des pompes funèbres est basé sur le cercueil et ses produits associés, c’est ancré depuis très longtemps. Ce dont on parle ici, et c’est ce que tentent de valoriser des initiatives comme les coopératives funéraires, certains indépendants ou nouveaux arrivants dans le secteur ou encore le funéraire public, c’est bien de proposer un modèle économique basé sur le service et moins sur les produits. En ce sens, c’est bien la relation aux familles (comment co-construire une proposition avec elles) et la question rituelle qui sont au cœur de ce mouvement.
R : Un grand merci, Martin, d’avoir bien voulu partager les conclusions de votre étude avec nos lecteurs. Avant de conclure, y a-t-il une dernière information dont vous souhaiteriez nous faire part ?
M J-C : Oui, en lien avec la personnalisation des obsèques, il y a une autre aspiration qui émerge et dont je souhaite vous "toucher un mot". Elle concerne les modes de sépulture alternatifs tels que l’humusation ou l’aquamation, encore impossibles en France à ce jour, ou encore les différentes initiatives déjà existantes dans les cimetières avec une prise en compte de l’impact environnemental des pratiques funéraires dans un sens large. De nombreuses collectivités locales et autres associations, à l'image de Humo-Sapiens avec qui je collabore, multiplient les initiatives à ce sujet… il faut y être attentif.
Steve La Richarderie
Résonance n° 193 - Juillet 2023
Résonance n° 193 - Juillet 2023
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