En travaillant sur les données INSEE, j'ai fait ce constat paradoxal : le baby-boom, entre 1945 et 1946, s'est traduit par une augmentation de 35 % des naissances, soit plus de 168 000 personnes. Mais 80 ans plus tard, aucune des prévisions de mortalité de l'INSEE n'annonce d'augmentation de mortalité. N'étant pas statisticien, ni mathématicien, cela fait quelque temps que je m’interroge tout en acceptant ce potentiel paradoxe. En mars 2023, pour étudier l'évolution de la mortalité de l'année 2022, je me suis penché sérieusement sur le sujet : d'où l'analyse que je vous propose.
La prédiction est un sujet qui m'a toujours passionné, et encore plus depuis que j'ai lu le livre "The Signal and the Noise", de Nate Silver, en 2012. Au travers de nombreux exemples (prévisions économiques, volcanologie, météorologie, etc.), cet ouvrage permet de prendre conscience que les experts se trompent très souvent. C'est tout le risque de la prédiction qui n'est finalement qu'une probabilité, un pari sur l'avenir.
Au-delà de cette incertitude, il me semble important de comprendre les tendances grâce à un travail d'analyse, essentiellement graphique, d'un sujet, pour se faire sa propre opinion et surtout pour pouvoir s'adapter en cas de choc structurel. Pour apprendre comment former ses propres prédictions, je ne peux que vous recommander la lecture de "Super-Forecasting, The Art and Science of Prediction", de Phillip Tetlock (2016).
Cet article vous propose donc une grille de lecture. Mais je souhaite surtout vous montrer que la prévision de la mortalité est devenue très incertaine, alors que le sujet l'était peu jusqu'à présent, ou du moins nettement moins.
I. Pyramide des âges en France
A. Population par âge en 2023
Ce graphique permet de visualiser le nombre de Français, hommes et femmes, distinctement par âge. Historiquement, la pyramide des âges ressemblait visuellement à une meule de foin. Aujourd'hui, on parle plutôt d'un gros gâteau avec un peu de chantilly sur le dessus. Cependant, cette pyramide est très spécifique à la France.
On s'aperçoit que la population varie très fortement entre la génération née en 1946 et celle née en 1945. Cet écart se monte à 168 000 personnes, chiffre très important si on considère que le nombre de décès annuel se situe autour de 650 000 décès (en moyenne sur les 3 dernières années).
Année de naissance | Âge révolu | Nombre d’hommes | Nombre de femmes | Ensemble |
1946 | 76 | 294 509 | 360 229 | 654 738 |
1945 | 77 | 215 908 | 270 554 | 486 462 |
Variation | 36,4 % | 33,1 % | 34,6 % |
B. Évolution de ces variations de population
Pour visualiser cette forte évolution, je vous propose de comparer les variations de population entre 2023 et 2020.
Ce graphique montre bien l'ampleur de cette évolution de population sur la génération du baby-boom. Il faut savoir que celui-ci a commencé, dans une moindre mesure, dès 1941 et 1942. On constate aussi une forte augmentation du nombre de personnes âgées de plus de 90 ans.
II. L'espérance de vie en France
Selon l'article "espérance de vie humaine" de Wikipédia, "le calcul de l’espérance de vie à un âge donné, pour une année donnée, comporte deux phases [...] :
• Dans un premier temps, les démographes relèvent les proportions de décès selon l’âge (décès à 1 an, à 2 ans, etc.) pour l’année choisie. Ils rapportent donc le nombre de personnes décédées à un âge donné au nombre de personnes ayant cet âge dans la population l’année considérée. Par exemple, pour le calcul de l’espérance de vie en 2000, les démographes ont calculé que, cette année-là, 0,4 % des Français sont décédés dans leur première année et que 0,08 % des Français âgés de 30 ans sont décédés. Ce même calcul est répété pour tous les âges possibles (de 0 à l’âge le plus élevé de la population analysée). Le résultat de cette phase est un ensemble de quotients de mortalité par âge, pour l’année 2000, par exemple.
• Dans un second temps, le calcul se poursuit sur la base d’un millier de personnes, sorte de population fictive représentative, nombre choisi pour la commodité du calcul. Pour le calcul de l’espérance de vie à la naissance, sachant que la mortalité des individus qui ont moins d’un an en 2000 est de 4 ‰, 4 individus sont retirés de l’ensemble initial et il reste par conséquent 996 personnes, celles-ci étant âgées d’un an au moins. Pareillement, le nombre de décès entre 1 et 2 ans est obtenu en appliquant le quotient de mortalité entre 1 et 2 ans au nombre de survivants (996), et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste aucune personne d’un âge supérieur à celui pour lequel a été calculée la mortalité. L’espérance de vie à la naissance, pour l’année choisie, s’obtient alors simplement en faisant la moyenne des âges de décès des mille personnes.
L’espérance de vie étant un calcul statistique pris à la naissance, la chute de la mortalité infantile au XIXe et au début du XXe siècle explique en grande partie l’augmentation rapide de l’espérance de vie durant cette même période."
L'espérance de vie s'analyse distinctement entre les hommes et les femmes. En effet, comme le montre le graphique, les écarts sont très importants, même s'ils ont tendance à se réduire.
A. Historique de l'espérance de vie depuis 1962
L'espérance de vie connaît une croissance continue depuis le début du XXe siècle. Pour se donner un peu de perspective, au milieu du XVIIIe siècle (à l'époque de Louis XV), la moitié des enfants mouraient avant l’âge de 10 ans, et l’espérance de vie ne dépassait pas 25 ans. Elle a atteint 30 ans à la fin du siècle, puis a fait un bond à 37 ans en 1810, en partie grâce à la vaccination contre la variole.
B. Prévisions d'espérance de vie
L’INSEE propose 3 hypothèses dans son rapport des "Résultats détaillés des projections de population 2021-2070 pour la France" :
- hypothèse basse : une espérance de vie qui stagne. C'est une évolution notable, car on a toujours observé une croissance continue de l'espérance de vie ;
- hypothèse centrale : c'est l'hypothèse du compromis, avec une croissance continue selon les chiffres de l'INSEE, mais néanmoins moins forte que la tendance historique ;
- hypothèse haute : cette hypothèse prévoit une croissance de l'espérance de vie dans la continuité de la tendance historique.
1. Espérance de vie chez les femmes selon les prévisions
Pour la première fois en 2020, on a pu observer une forte baisse de l'espérance de vie (en partie liée à la Covid-19). Selon les derniers chiffres, l'espérance de vie des femmes s'est maintenue à un niveau relativement bas en 2021 et 2022, soit autour de 85 ans.
L'espérance de vie à 65 ans pour les femmes se situe à environ 23 ans, soit 88 ans. C’est 3 ans de plus que l'espérance de vie à la naissance.
2. Espérance de vie chez les hommes selon les prévisions
On retrouve une configuration proche pour les hommes, avec 5 ans de moins, soit 79 ans. Quant à l'espérance de vie à 65 ans pour les hommes, elle se situe à environ 19 ans, soit 84 ans. C’est environ 5 ans de plus que l'espérance de vie à la naissance.
Grâce à ces données sur les populations et l'espérance de vie, on peut s’atteler à analyser les décès et les prévisions de l'INSEE.
3. Évolution des décès en France
a. Évolution des décès entre 1962 et 2022
Une lecture visuelle nous permet d'établir les constats suivants :
• Une grande stabilité sur la période, ce qui est logique dans la continuité des naissances. Mais l'impact de la Première Guerre mondiale (un important déficit de naissances) n'est pas visible à l'œil nu, alors qu'il a été soudain et bref.
• 2003, l'année de la canicule, affiche une légère augmentation du nombre de décès, mais surtout une baisse en 2004 à la suite des mesures prises par les autorités afin de mieux prendre en compte les personnes âgées.
• Le nombre de décès augmente continuellement depuis 2015, avec une accélération en 2020 liée en partie à la Covid-19.
• Les écarts entre femmes et hommes tendent à diminuer, notamment avec un accroissement plus fort de l'espérance de vie des hommes.
b. Répartition des décès en France selon l'âge
Cette approche complète l'analyse de la population par âge. Ce graphique permet d'observer la répartition des décès en fonction de l'âge. Pour obtenir ces chiffres, j'ai repris la base de données des décès en 2022 et j'ai calculé l'âge par défunt.
On constate un premier pic à 0 an, même si la mortalité infantile est devenue extrêmement faible, ce qui n'était pas le cas il y a un siècle. On remarque ensuite une croissance continue, avec un décrochage pour les personnes âgées de 75 et 76 ans. Y aurait-il un rapport avec le baby-boom ? Certes, on reste loin de 35 %, mais la hausse est tout de même assez visible.
c. Évolution du nombre de décès en France
Ce rapport date de 2021, mais les calculs ont été réalisés en 2019, puis les bases de données ont été mises à jour. Il est intéressant de comparer les chiffres avec la réalité sur les 3 dernières années. Certains experts déconseillent de considérer l'année 2020, car c'est une année "hors-normes". Cependant, comme 2021 et 2022 ont connu des niveaux de mortalité similaires, on peut s’interroger sur les nouvelles "normes". En tous les cas, la mortalité a été bien supérieure aux prévisions de l'INSEE ces 3 dernières années, et dans des proportions importantes. Si le nombre de décès liés à la Covid-19 est évidemment important, ce n'est pas le seul élément à considérer. De nombreuses publications de qualité sur ce sujet expliquent les différentes raisons de la surmortalité, mais ce n’est pas notre sujet ici.
III. Autre facteur qui pourrait influer sur les prévisions
Je vous recommande un autre livre de référence sur les prévisions : "The Black Swan" de Nassim Nicholas Taleb (2007), ce livre analyse et met en exergue la puissance de l'imprévisible. La canicule et la Covid-19 en sont des exemples. Évidemment, mon but n'est pas de prédire une nouvelle pandémie (même si l'hypothèse n'est pas exclue), ni une forte baisse de l'espérance de vie (nous devrions être toujours bien soignés). Néanmoins, je souhaite évoquer un facteur à prendre en compte, même si aujourd'hui les données sont inexistantes. Sachant que la maladie d'Alzheimer et d'autres maladies dégénératives connaissent malheureusement une croissance exponentielle, il est possible que l'euthanasie se développe en France où elle est actuellement interdite.
L'un des rares États à l’avoir légalisée est le Canada. Il semble intéressant d'observer les informations officielles du pays sur le nombre de décès par euthanasie.
Après la légalisation en 2016, le nombre de décès par euthanasie connaît une croissance très forte. En 2021, il représente approximativement 6 % des décès au Canada. S'il peut sembler faible, ce chiffre est en réalité très important : en effet, les écarts sur les décès sont conséquents dès qu'ils sont supérieurs à 3-5 %. Il faudra suivre de près l'évolution du Canada et le potentiel impact de la légalisation de l'euthanasie sur les prévisions de décès.
Conclusion
J'ai commencé mon analyse en interrogeant la prédiction des décès en France qui, malgré les chiffres du baby-boom, ne prévoit pas de "death boom" (terme qui n'est pas encore passé dans l'usage courant). Cette prévision me laisse sceptique, tout en sachant que visuellement, sur les graphiques, on observe clairement des écarts importants. Faut-il s’attendre à une forte augmentation des décès des hommes en 2030 (c'est-à-dire ceux nés en 1946 et dont l'espérance de vie à 65 ans était de 19 ans, soit 84 ans) et des femmes en 2034 (c'est-à-dire celles nées en 1946 et dont l'espérance de vie à 65 ans était de 23 ans, soit 88 ans) ?
En conclusion et en m'appuyant sur mes trois livres de référence au sujet de la prédiction, je considère qu'il est important de réfléchir en termes de probabilités, d'accepter que nous démarrions toute analyse avec un biais, de proposer des prédictions, de les mettre à jour, d'accepter de se tromper, et surtout de confronter ses prédictions avec les résultats observés. Ainsi, il me semble qu'il y a plus de 75 % de chances d’observer un accroissement substantiel de la mortalité en 2030 pour les hommes et 2033 pour les femmes. Rendez-vous en 2031
enfin, je mettrai à jour mes prédictions d'ici là.
Charles Simpson
Fondateur de Meilleures Pompes Funèbres
Sources :
INSEE, Projections de population 2013-2070 pour la France, méthode et principaux résultats, n° F1606, 2019
https://www,ieb-eib,org/fr/actualite/fin-de-vie/euthanasie-et-suicide-assiste/le-nombre-d-euthanasies-monte-en-fleche-au-canada-2120,html
Résonance n° 192 - Juin 2023
Suivez-nous sur les réseaux sociaux :