Son nom est à jamais associé à la plastination, cette technique de conservation définitive des corps et des pièces anatomiques, qui consiste en une imprégnation polymérique des tissus. De ce personnage très médiatique et controversé, nous ne connaissons que ce qu’il expose. L’adjectif "transgressif" le définit parfaitement, tant à l’instar de Fragonard que de Léonard de Vinci ; il oscille tel un funambule entre l’art et la science, comme indifférent aux polémiques qu’il crée.
Le célèbre et sulfureux anatomiste allemand, que nous connaissons sous le nom de Günther Von Hagens, naît le 10 janvier 1945 dans les territoires de l’Est, à Skalmierzyce Nowe ; ancienne ville de l’empire allemand restituée à la Pologne après la guerre et qui s’appelle alors Alt-Skalden. Suite à la défaite allemande, la famille quitte la Pologne dans un chariot tiré par des chevaux pour s’installer en Saxe, dans la région de Leipzig, avant de déménager à Greiz, dans le Land de Thuringe.
C’est là que celui qui s’appelle encore Günther Liebchen passe son enfance et son adolescence. Souffrant d’hémophilie, il est fréquemment amené à fréquenter les hôpitaux où il se prend de passion pour le corps médical. Après de courtes études, il devient d’abord facteur, puis manutentionnaire ; tout en militant activement au sein du Parti Socialiste Unifié. À l’âge de 17 ans, il assiste à une autopsie et ne poursuit dès lors plus qu’un rêve, celui de devenir médecin. Son opiniâtreté finit par payer, puisqu’il est autorisé à étudier à la faculté de médecine d’Iena en 1965.
Brillant étudiant, il prend peu à peu du recul avec ses convictions politiques, et participe même aux grandes manifestations contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. À présent dans le viseur des autorités communistes, il tente sans succès de passer en Allemagne de l’Ouest, ce qui lui vaut une peine d’emprisonnement de deux ans qui interrompt momentanément son cursus universitaire. C’est finalement la RFA qui achète sa liberté en payant une rançon à la RDA ; et lui permet de partir pour Lübeck, dans le Land de Schleswig-Holstein.
Le jeune homme reprend aussitôt ses études de médecine, avant de partir pour l’archipel d’Heligoland, dans la mer du Nord, où il devient médecin assistant en 1973. Un an plus tard, il déménage à Heidelberg, dans le Bade-Wurtemberg, où il retourne à l’université et obtient son doctorat en 1975. C’est cette même université qui lui intente un procès en 2004, lorsqu’il se prétend "professeur de l’université d’Heidelberg". Günther Liebchen, devenu Von Hagens en prenant le nom de sa première épouse Cornélia, rencontrée sur les bancs de l’université, est alors condamné à lui verser une amende de 144 000 €. En effet, si le célèbre inventeur de la plastination est bel et bien professeur, c’est en réalité de l’université chinoise de Dailan.
C’est toujours à Heidelberg, où il occupe alors un poste d’assistant de recherche à l’Institut de pathologie et d’anatomie, que Günther Von Hagens a l’idée, tandis qu’il se trouve dans une boucherie, d’utiliser une trancheuse à viande pour découper des organes humains. Il rend cela possible en mettant au point, en 1977, une technique consistant à injecter des polymères dans un cadavre préalablement congelé et déshydraté. Son travail, déjà très controversé, lui vaut rapidement une renommée internationale et, en 1983, l’Église catholique romaine fait appel à lui pour plastiner un os du talon de la moniale bénédictine sainte Hildegarde Von Bingen.
C’est le début de la gloire pour Günther Von Hagens qui décide d’organiser une petite exposition de ses organes plastinés à Pforzheim, dans le Sud-Ouest de l’Allemagne. Devant le succès remporté par cette dernière, il améliore encore sa technique, pour réussir, dix ans plus tard, à présenter des corps humains entiers. Après avoir breveté sa méthode en Allemagne et à l’étranger, il continue à la perfectionner pendant six ans et ouvre avec sa seconde épouse, le docteur Angelina Whalley, l’Institut de plastination de Heidelberg en 1993.
Alors qu’il tente de monter son exposition "The Body World", la plupart des universités lui tournent le dos. C’est finalement au Japon qu’il est invité à la présenter. Le succès est phénoménal, puisque plus de 400 000 personnes se pressent à l’université Juntendō de Tokyo en l’espace de seulement deux mois. L’exposition est finalement prolongée et s’installe pendant trois ans, durant lesquels elle reçoit 2,9 millions de visiteurs. Von Hagens et ses "œuvres" ne sont pas, loin s’en faut, accueillis à travers l’Europe et les États-Unis avec le même enthousiasme. En Angleterre, par exemple, il s’attire la vindicte populaire en pratiquant une autopsie en public, moyennant l’achat d’un ticket d’entrée.
C’est dans son propre pays qu’il fait face aux attaques les plus violentes. Le journaliste et rabbin Andreas Nachama, alors président du conseil d’administration de la communauté juive de Berlin, le compare aux "gardes nazis qui ont fabriqué des abat-jour avec les peaux des victimes de l’Holocauste". Les polémiques qu’il déclenche ne l’affectent pas outre mesure ; et lorsque le magazine allemand d’investigation Der Spiegel déterre le supposé passé de criminel nazi de son père, Günther Von Hagens se contente de démentir du bout des lèvres et de pointer la valeur éducative de son travail. Sa personnalité dérange, mais le public se bouscule néanmoins dans ses expositions. À Londres, ce sont 550 000 personnes qui viennent voir "The Body World" entre juin et novembre 2002.
S’il acquiert rapidement une notoriété mondiale ainsi qu’une certaine reconnaissance, en dépit de ses nombreux détracteurs, une ombre continue cependant de planer au-dessus du très mystérieux docteur Von Hagens. Les conditions dans lesquelles il s’est procuré les corps qu’il a plastinés restent obscures. On l’accuse d’avoir acheté des cadavres de condamnés à mort en Chine, où il possède une usine, tout comme au Kazakhstan, où des rumeurs similaires circulent. Si l’enquête chinoise n’a pas abouti, un médecin légiste russe a en revanche été condamné pour lui avoir fourni des corps "non réclamés".
Aujourd’hui septuagénaire, celui que ses employés chinois de l’usine de Dailan surnomment "le petit führer", et qui se définit lui-même comme "un scientifique reconnu", semble s’être assagi. Les dons de corps qu’il reçoit font à présent l’objet de véritables contrats. Sa dernière provocation remonte à l’année 2010 lorsqu’il a mis certaines de ses "œuvres" en vente sur Internet ; comme des corps entiers pour la bagatelle de 77 000 € ou une simple tête pour seulement 22 000 €. Scientifique, artiste, mégalomane mystificateur ou millionnaire cynique, Günther Von Hagens n’emportera pas ses secrets dans sa tombe, puisqu’il a demandé à être lui-même plastiné.
Claire Sarazin
Thanatopracteur
Formatrice en thanatopraxie
Résonance n° 174 - Octobre 2021
Résonance n° 174 - Octobre 2021
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