Durant la pandémie, la mort a saturé les discours médiatiques. Des décès comptabilisés mais jamais montrés : "un prisme sanitaire hégémonique". Il est à regretter que les familles aient été "laissées à un deuil impossible".
Alors que le décompte des décès faisait chaque jour la une de l’actualité, les images se rapportant à la mort – cercueils, morgues, funérailles – restaient introuvables à la télévision française. Retour sur l’enjeu collectif d’une meilleure visibilité de la mort.
Comment expliquer que la mort ait été omniprésente dans les discours, mais absente de l’image ?
J’ai observé depuis le début de l’épidémie une forme inédite de morbidité médiatique. Nous étions (et sommes toujours) chaque soir informés du nombre de morts du coronavirus, ce qui n’avait jamais été fait pour la grippe ou le cancer, et nous nous trouvions comme suspendus à ce chiffre alors que l’image est absente. À ce paradoxe s’en ajoute un autre, qui est l’anonymat de ces morts comptabilisés, mais jamais nommés.
On ne connaît ni leur identité, ni leur visage, alors que sont en permanence donnés à voir ceux qui sont autour et qui soignent, prescrivent, décident. Cela crée une disproportion entre un prisme sanitaire hégémonique et le reste, comme si le seul enjeu des morts était qu’ils ne nous contaminent pas. Cet anonymat est une sorte de confinement symbolique.
Dans quoi s’ancre cette invisibilité des corps ?
Il se joue un processus long, étudié par les historiens Philippe Ariès (auteur d’"Essais sur l’histoire de la mort en Occident") et Michel Vovelle (auteur de "La Mort et l’Occident"), ainsi que par l’anthropologue Geoffrey Gorer (auteur d’un article célèbre en 1955, "The Pornography of Death"), qui laisse à penser que notre société est une société de la vie et de la réjouissance, au détriment de tout sens du tragique, de la finitude, de la mort.
Ce processus tend à évacuer et à rendre littéralement obscène ("hors de la scène") la mort lorsqu’elle surgit. S’y ajoute, à mon sens, le paradoxe d’une approche politique hygiéniste de la mort : pour la première fois, on a confiné la vie de milliards d’individus au détriment de la qualité de la vie, dans le seul but d’évacuer une mort que l’on refuse de voir.
Quels effets engendre cette mise à l’écart ?
La focalisation médiatique a participé à engendrer une réaction urgente et massive des gouvernements qui ne s’est jamais observée pour des pathologies plus mortelles. Tout est suspendu afin d’éviter qu’il y ait plus de morts et, en même temps, rien n’est fait pour rendre ces morts visibles. Il en résulte un décalage entre une mort omniprésente et des morts absents.
Il n’y a rien de plus anonyme que des morts sans visage, et cet anonymat, doublé du décompte morbide chaque soir, a conduit à une inflation d’angoisse qui ne se donne pas les moyens de pouvoir être "digérée". Or les obsèques et les rites permettent normalement cette forme de "digestion".
À quoi l’image de la mort permettrait-elle de remédier ?
Ce n’est pas l’image de la mort qu’il importe de valoriser mais la visibilité du mort. À l’hystérie mortuaire doit répondre un apaisement dans le deuil par la visibilité des gestes, du rite, et une attention collective que nous nous devons les uns aux autres. Il y a toujours un conflit en nous entre un Créon, qui ne pense qu’aux lois de la cité, lesquelles supposent de ne pas enterrer le mort, et la petite Antigone, qui veut enterrer son frère Polynice. La cérémonie aide la famille et la cité à se reconstruire…
Mais le deuil exige de quitter l’anonymat de la mort au profit de la personne qui vient de mourir. Or, avec des obsèques bâclées et une absence d’attention collective, la situation a préparé de nombreuses petites catastrophes individuelles pour des familles laissées à un deuil impossible. Face à la raison hygiéniste, il ne faut pas oublier le traitement symbolique.
Il conviendrait donc de desserrer l’étau des contraintes qui l’empêchent, mais peut-être aussi de s’inspirer des obsèques militaires pour reconnaître et célébrer ces morts. La pompe républicaine, qui offre une grandiloquence funéraire, pourrait offrir un moment de deuil national qui soit à la hauteur de la suspension de la vie collective que nous connaissons.
Comment expliquer que la mort ait été omniprésente dans les discours, mais absente de l’image ?
J’ai observé depuis le début de l’épidémie une forme inédite de morbidité médiatique. Nous étions (et sommes toujours) chaque soir informés du nombre de morts du coronavirus, ce qui n’avait jamais été fait pour la grippe ou le cancer, et nous nous trouvions comme suspendus à ce chiffre alors que l’image est absente. À ce paradoxe s’en ajoute un autre, qui est l’anonymat de ces morts comptabilisés, mais jamais nommés.
On ne connaît ni leur identité, ni leur visage, alors que sont en permanence donnés à voir ceux qui sont autour et qui soignent, prescrivent, décident. Cela crée une disproportion entre un prisme sanitaire hégémonique et le reste, comme si le seul enjeu des morts était qu’ils ne nous contaminent pas. Cet anonymat est une sorte de confinement symbolique.
Dans quoi s’ancre cette invisibilité des corps ?
Il se joue un processus long, étudié par les historiens Philippe Ariès (auteur d’"Essais sur l’histoire de la mort en Occident") et Michel Vovelle (auteur de "La Mort et l’Occident"), ainsi que par l’anthropologue Geoffrey Gorer (auteur d’un article célèbre en 1955, "The Pornography of Death"), qui laisse à penser que notre société est une société de la vie et de la réjouissance, au détriment de tout sens du tragique, de la finitude, de la mort.
Ce processus tend à évacuer et à rendre littéralement obscène ("hors de la scène") la mort lorsqu’elle surgit. S’y ajoute, à mon sens, le paradoxe d’une approche politique hygiéniste de la mort : pour la première fois, on a confiné la vie de milliards d’individus au détriment de la qualité de la vie, dans le seul but d’évacuer une mort que l’on refuse de voir.
Quels effets engendre cette mise à l’écart ?
La focalisation médiatique a participé à engendrer une réaction urgente et massive des gouvernements qui ne s’est jamais observée pour des pathologies plus mortelles. Tout est suspendu afin d’éviter qu’il y ait plus de morts et, en même temps, rien n’est fait pour rendre ces morts visibles. Il en résulte un décalage entre une mort omniprésente et des morts absents.
Il n’y a rien de plus anonyme que des morts sans visage, et cet anonymat, doublé du décompte morbide chaque soir, a conduit à une inflation d’angoisse qui ne se donne pas les moyens de pouvoir être "digérée". Or les obsèques et les rites permettent normalement cette forme de "digestion".
À quoi l’image de la mort permettrait-elle de remédier ?
Ce n’est pas l’image de la mort qu’il importe de valoriser mais la visibilité du mort. À l’hystérie mortuaire doit répondre un apaisement dans le deuil par la visibilité des gestes, du rite, et une attention collective que nous nous devons les uns aux autres. Il y a toujours un conflit en nous entre un Créon, qui ne pense qu’aux lois de la cité, lesquelles supposent de ne pas enterrer le mort, et la petite Antigone, qui veut enterrer son frère Polynice. La cérémonie aide la famille et la cité à se reconstruire…
Mais le deuil exige de quitter l’anonymat de la mort au profit de la personne qui vient de mourir. Or, avec des obsèques bâclées et une absence d’attention collective, la situation a préparé de nombreuses petites catastrophes individuelles pour des familles laissées à un deuil impossible. Face à la raison hygiéniste, il ne faut pas oublier le traitement symbolique.
Il conviendrait donc de desserrer l’étau des contraintes qui l’empêchent, mais peut-être aussi de s’inspirer des obsèques militaires pour reconnaître et célébrer ces morts. La pompe républicaine, qui offre une grandiloquence funéraire, pourrait offrir un moment de deuil national qui soit à la hauteur de la suspension de la vie collective que nous connaissons.
Damien Le Guay
Philosophe, essayiste, conférencier
Maître de conférences à HEC
enseigne à l’espace éthique d’île-de-France et à l’espace éthique de Picardie. Enseigne à l’IRCOM d’Angers
Président du CNEF (Comité National d’Éthique du Funéraire)
Expert auprès du CNOF (Conseil National des Opérations Funéraires) piloté par le ministère de l’Intérieur
Membre du CA de l’ASP-Fondatrice (soins palliatifs)
Ancien membre du comité scientifique de la SFAP – soins palliatifs
Résonance n° 163 - Septembre 2020
Philosophe, essayiste, conférencier
Maître de conférences à HEC
enseigne à l’espace éthique d’île-de-France et à l’espace éthique de Picardie. Enseigne à l’IRCOM d’Angers
Président du CNEF (Comité National d’Éthique du Funéraire)
Expert auprès du CNOF (Conseil National des Opérations Funéraires) piloté par le ministère de l’Intérieur
Membre du CA de l’ASP-Fondatrice (soins palliatifs)
Ancien membre du comité scientifique de la SFAP – soins palliatifs
Résonance n° 163 - Septembre 2020
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