Comment évoquer le sujet de la thanatopraxie - pour ou contre - en ignorance des réalités concrètes du cadavre ?
Techniques contrariant la décomposition
Pour contrarier la décomposition, outre la privation d’oxygène (un corps peut être conservé en emballage sous vide), il est possible d’intervenir soit en ralentissant le développement des germes bactériens (action du froid), soit en réduisant drastiquement leur nombre (action chimique de désinfection et d’obstruction) :
- L’action du froid ralentit la division cellulaire du germe. Ce dernier se dédouble et par ce processus se propage. La propagation des germes est synonyme de multiplication de ceux-ci et, cette multiplication n’est rendue possible que par une alimentation, laquelle intervient dans la décomposition du cadavre par mutation des lipides et glucides en liquide d’une part, et en gaz d’autre part. S’il faut trente minutes pour qu’un germe se dédouble à une température ambiante de 20°, il faut au moins une heure pour que ce même dédoublement s’opère à 7°. Ce ralentissement de la division cellulaire explique pourquoi la réfrigération d’un corps ralentit sa décomposition. Ajoutez à cela un contact réduit avec l’oxygène ambiant, et le résultat global sera sensible avec un retardement de la décomposition.
- L’action sur la cellule elle-même, par désinfection, agit comme une éradication même du germe. En général, l’action désinfectante agit sur la paroi cytoplasmique du germe, autrement dit tue ce dernier.
Le moment est donc venu dans ce texte de décrire le mode opératoire justifiant la thanatopraxie, en donnant tout d’abord un descriptif basique des fluides utilisés à cette fin. La compo-sition classique contient du formol officinal additionné de borax, d’alcool, de sels, d’antiseptiques, de dérivés de glycérine, et d’un colorant comme l’amarante ou l’éosine.
L’injection de la solution dans le système de circulation sanguine, qui implique un remplacement pur et simple du sang en stagnation, se complète par une ponction des humeurs viscérales suivie d’une dispersion fortement antiseptique dans les cavités. Une bonne partie des germes est alors évacuée du corps ou neutralisée par contact avec le liquide antiseptique.
Il ne faut surtout pas négliger la propriété nettoyante (décontaminante) d’un fluide thanatopraxique qui est doté du pouvoir tensioactif des dérivés de glycérine. Le fluide de conservation possède des propriétés qui permettent normalement de décoller le sang en stagnation dans les petits capillaires veineux. Le but est de remplacer le sang par un produit biocide qui, s’il ne réussit pas à éradiquer les germes, sert néanmoins de bouchon antiseptique par saturation du système veineux.
Quant à la dispersion antiseptique opérée dans les cavités viscérales avec un fluide biocide, il s’agit "d’assommer" temporairement la dynamique des germes présents, sachant qu’il est impossible de les atteindre dans leur totalité. La succion des humeurs opérée par le thanatopracteur avec un tube de ponction doit être optimale, tandis que la saturation des cavités en produit biocide doit être dosée pour réduire la colonie des germes, sans aller trop loin dans l’effet antiseptique. En effet, saturer le corps d’un biocide puissant peut ensuite interdire définitivement la reprise du processus de décomposition (défaut courant chez le thanatopracteur insuffisamment expérimenté).
Discussion sur difficultés particulières
Pouvons-nous remplacer la thanatopraxie actuelle par des méthodes plus douces comme la toilette additionnée d’une source de froid (si possible diffusée par le haut du corps, voir article sur les alternatives des soins de conservation, Résonance numéro spécial #8). Dans certains cas, c’est effectivement possible. Témoin le défunt dont l’approche de la mort s’est accompagnée d’une dénutrition et d’un ultime et progressif affaiblissement.
Mais dans le cas très courant d’un infarctus, par exemple, les viscères contiennent des matières pouvant s’échapper au fur et à mesure du relâchement anal et viscéral, quand bien même une première toilette a été réalisée en amont (milieu de santé). Il y a ensuite un "regain" dont il faut régulariser les conséquences soit par un méchage préventif, soit par la pose d’une couche plastifiée. Or, si cette dernière solution est choisie, on sait pertinemment que cette couche ralentira ensuite la décomposition normale du fessier dans la sépulture (rapport Borgida INSA et ADEME-Lyon 1995).
La thanatopraxie offre alors l’avantage de ponctionner en amont le résidu intestinal, tout en n’exonérant pas du bouchonnage anal, dans certains cas, préciseraient ici les thanatopracteurs soucieux d’excellence. Elle intervient aussi avantageusement dès qu’il y a présence d’une grande quantité de liquides retenus dans le corps, ou dès que du gaz de décomposition a commencé à se développer. Les liquides et les gaz sont alors extraits du corps.
Mais, faut-il le souligner, le développement de ces gaz atteint parfois une diffusion à travers tout le corps. Une palpation du bout des doigts permet alors de repérer leur présence jusqu’aux extrêmes. Dans ce cas, non seulement le professionnel opère une dispersion fortement concentrée dans les cavités, mais, en outre, il injecte du fluide par piqûres espacées sur les surfaces corporelles gagnées par le gaz.
Soyons alors bien conscients qu’à ce stade, plus personne ne pourra supprimer le processus de mutation gazeuse propre à la propagation de la décomposition. Il s’agit d’une réaction biologique et chimique inexorable, si bien qu’après son intervention, le thanatopracteur laisse en général la possibilité d’échappée de gaz par le trou de percée sous le sternum.
Par expérience, je sais que l’application de froid, même la plus énergique, est insuffisamment efficace lorsque le corps est très saturé de liquides ou de gaz. Dans ces cas, il faut soit une thanatopraxie "musclée", soit une mise en bière immédiate, avec placement dans une enveloppe métallique si l’inhumation n’est pas pratiquée à bref délai (état septique signalé normalement sur le certificat de décès).
Ces considérations ne résument pas la diversité des situations rencontrées, mais peuvent éclairer les conversations actuelles à propos des soins somatiques. Nous sommes loin, très loin d’avoir fait le tour du sujet, notamment sur le plan cosmétique et esthétique, car l’apprêt apporté lors d’une toilette n’équivaut pas à l’intervention d’un fluide sur les tissus (souplesse apportée par la glycérine et couleur du colorant).
Je ne m’attarderai pas non plus sur les difficultés liées à la mise en œuvre de fluides à base aqueuse, qui se heurte à la résistance saturée des organes, des tissus et des cellules (au contraire de la sympathie entre deux masses d’eau libres), ce qui modifie la méthode d’infiltration-injection du produit.
Mécher ou ne pas mécher ? In fine, je désire attirer votre attention sur la nécessité ou non d’un méchage des orifices naturels. La toilette funéraire comprend toujours le méchage des orifices du visage (bouche, narines et oreilles). Le méchage des orifices du bassin n’est cependant pas universel. |
N’oublions pas la seconde phase !
Les stratégies de maîtrise de la première phase, qui libère des liquides et des gaz, ne doivent pas contrarier ensuite le processus normal de la deuxième
phase, qui consiste à réduire les chairs. Il ne faut pas, par exemple, que l’acidité des chairs soit diminuée après traitement somatique, ou alors, si c’est le cas, il faudrait augmenter en conséquence le pH du sol de la sépulture, en y introduisant de la chaux, par exemple.
Le plus contrariant serait d’introduire dans le corps des solvants type phénol qui stoppent la réduction lipidique en transformant les graisses par saponification. Non seulement celles-ci ne se transformeraient plus, mais elles isoleraient du même coup le corps de son environnement oxygéné (constat dressé à Lyon en 1991 par le Groupement d’intérêt scientifique Sépulture au sein du cimetière de la Guillotière).
L’interruption de la première phase interdit le bon déroulement de la deuxième,
c’est vérifié. À cela s’ajoute le fait que le formol, employé jusqu’à aujourd’hui, est doté d’un pouvoir fixateur sur les protides (chairs). Si, pour compléter le tout, le corps est environné d’eau stagnante et privé d’un contact richement oxygéné (granulométrie insuffisante du sol), nous sommes sûrs de rencontrer dans ces conditions un processus de pétrification du corps dans son entier.
Faut-il, dès lors, continuer à pratiquer des thanatopraxies ? Évidemment, mais selon moi pas forcément comme ce qui s’est passé dans la dernière décennie. Ceci est un autre débat, qui doit se poursuivre ailleurs. Celui-ci serait incomplet sans la touche philosophique qui doit le compléter. Souffrez que j’y apporte mon petit grain de sel dans l’encadré qui suit.
Pardonnez moi enfin, le cas échéant, les imprécisions ou éventuelles erreurs susceptibles d’être présentes dans cet article, qui s’avère sans ambition scientifique, comme je l’ai précisé en début. J’ai juste trouvé que le cadavre était le grand absent du débat lancé par les sénateurs au mois de juillet dernier, et j’ai voulu remédier à ce qui m’apparaît comme une lacune à combler…
Le cadavre dans la tombe La dangerosité biologique du cadavre n’existe que pendant les premières semaines. Elle est liée à la présence de germes pathogènes dans les liquides émanant du corps dans la première phase de transformation des lipides et des glucides. Les gaz émanant du corps sont moindrement dangereux. Ceux qui sont volatiles (CO2) perdent très rapidement leur densité, donc ne présentent pas le danger d’un dépassement du seuil de toxicité pour l’humain (inhalations toxiques). Ce danger très réel justifie l’aération des caveaux à partir de la veille d’une intervention, qui doit être menée par au moins deux personnes, dont une restant en surface Autre point lié à ces gaz lourds, la réglementation prévoit une profondeur minimale de l’inhumation pour précisément permettre leur filtration par un mètre de terre ou leur déconcentration dans un espace libre d’au moins un mètre de hauteur sous le niveau du sol de l’allée. Cet espace dit "sanitaire" doit être imposé par règlement intérieur du cimetière afin d’être respecté par tous les opérateurs posant un caveau et ignorant le plus souvent le fondement concret de cette règle. Revenons maintenant à la question du comportement du cadavre après son inhumation. Il cède dans un premier temps des liquides et des gaz. Ces liquides, porteurs de germes pathogènes, doivent être confinés dans la tombe ou, au moins, être retenus par le sol, avant d’atteindre finalement la nappe phréatique. Il est admis qu’un mois de confinement ou de passage filtré par le sol suffit à faire perdre aux germes leur pouvoir pathogène. Il n’y a qu’une solution pour un germe cherchant à survivre : sporuler (augmenter sa protection et cesser toute activité). Seuls les germes sporulés présents dans le sol peuvent représenter un danger à long terme pour l’homme. C’est le cas pour les maladies du charbon et de la peste. Tout corps doit se consumer dans la tombe pour permettre une rotation suffisante des terrains alloués aux inhumations. Les deux premières phases de la décomposition doivent s’accomplir pleinement avant qu’on puisse envisager la libération de la tombe sans porter atteinte à la dignité et l’intégrité du cadavre. Le calcul des cinq ans minimum pour relever une tombe contredit très souvent la réalité des cadavres que l’on découvre afin d’en transférer les restes par voie d’exhumation administrative. Rappelons que, si les ligaments assurant la cohérence du squelette tiennent encore, le défunt est dit "entier‘ et ne peut être relevé qu’en respectant son intégrité, ce qui nécessite alors l’emploi d’un cercueil de taille adulte. Une réduction de corps est d’autant plus inacceptable si elle est réalisée en présence de chairs non décomposées, voire en présence d’un corps fossilisé ou conservé de manière parfaitement reconnaissable. Le maire est alors placé devant une alternative : laisser le cadavre dans la tombe ou l’exhumer pour l’incinérer (oups, pardon… pour le crématiser, diraient les fâcheux). Je cite l’exemple des travaux du GIS (Groupement d’Intérêt Scientifique), à Lyon, où la dissection des cadavres ressortis de caveaux étanches permit de découvrir des organes internes parfaitement conservés, le cœur, par exemple, alors même que plus de cinq ans s’étaient écoulés depuis l’inhumation. Que s’est-il passé dans ce cas ? Les corps étaient protégés par une couche de gras, dit communément du "gras de cadavre". Cette couche protectrice stoppe les oxydoréductions. Le corps reste entier. Ce même phénomène est reconnu quand un défunt séjourne en milieu non oxygéné (tourbière, fosse septique, etc.). La graisse humaine dont la transformation en liquide et gaz est interrompue dans le cycle de décomposition résulte toujours d’une rupture de contact avec l’oxygène. Cette rupture peut résulter d’un enveloppement de gaz lourds (mercaptants), d’un traitement somatique employant un solvant (phénol) ou d’une composition du sol trop compacte, donc étanche à l’oxygène. En ce qui concerne le travail en pleine terre, la solution concernant l’aération intervient aussi dans le bon déroulement de la deuxième phase de décomposition. Ensuite, vous noterez que la réduction protidique libère de l’azote dans le sol, et l’utilisation répétée d’une terre pour plusieurs inhumations sature celle-ci en éléments minéraux. Dans ce cas, la terre n’intervient plus comme une éponge chimique. La solution passe alors par une régénération idéalement réalisée lors de toute inhumation par adjonction de sable, et par la reconversion d’une partie de la terre brassée lors du creusement. Une terre de cimetière doit être maintenue en état d’absorber les éléments issus des corps, et de réduire in fine ceux-ci en gardant un pouvoir chimique dû à son taux de pH. Un terrain acide a moins de force attractive sur le cadavre lui-même acide. Pour donner une force attractive supplémentaire du sol sur les chairs en décomposition, il est bon d’augmenter le pH avec un apport de chaux. Enfin, n’oublions pas le rôle d’entraînement ou de rétention de l’eau dans la tombe quand elle est soit stagnante, soit courante. L’analyse géologique du sol de cimetière est sur ce point déterminante pour expliquer l’aptitude plus ou moins bonne d’un endroit consacré aux inhumations… |
Réflexions philosophiques – Société en mal de repères La thanatopraxie participe à un grand tabou de notre société moderne protégée de la mort violente à grande échelle depuis 1945. Le monde de la consommation a profondément bouleversé notre rapport à la mort car l’humain lui-même glisse petit à petit sur la dangereuse pente du commerce à outrance. Tout s’achète, tout se vend. Dans ce contexte, le soin sur le cadavre peut devenir un acte simplement technique pour le professionnel, un service à consommer pour une famille qui "s’achète une protection contre la frayeur de la mort", et une posture narcissique pour le défunt qui a décidé par avance de mourir plus haut que le niveau humiliant de ses fesses. Peut-être parce que les vivants ne conçoivent plus la pensée comme l’émergence géniale et miraculeuse d’une personnalité. Croire que la pensée n’est que l’émanation d’une activité cérébrale qui elle-même découle d’aptitudes perfectionnées du cerveau entraîne de facto un déclassement du statut du cadavre. Maladie de la mort, maladie d’amour Pour beaucoup d’entre nous, la présence corporelle d’un défunt ne s’analyse plus que comme un ultime voisinage avec "l’usine charnelle" tombée définitivement en panne. Les questions qui subsistent envers et contre tout dans notre esprit, "Où es-tu maintenant dans ta conscience ? Au ciel ? Ici dans cette pièce ? Autour du corps ? M’entends-tu ? Me vois-tu ? Peux-tu percevoir ce que je ressens ? Etc.", ne trouvent plus de réponse venant de la présence corporelle du défunt. Nous n’agissons plus comme le font encore traditionnellement les gitans lorsqu’ils interrogent le défunt sur les raisons et les circonstances de sa mort. Au contraire, pour nous, la protection contre la mort passe par une stratégie d’évitement, de non-dit, de comme si… Le défunt est mort, mais il doit rester encore un peu près de nous comme s’il était encore vivant : non aux odeurs, non à son changement d’apparence. Si c’est ainsi, c’est moins par peur de la mort de l’autre que par peur de notre propre mort. L’homme moderne veut la jeunesse sans la vieillesse, la force sans la faiblesse, la santé sans la maladie, le plaisir sans la douleur. Le refus des réalités de la vie entraîne celui des réalités de la mort. Ces divers constats expliquent pourquoi le législateur de 2016 a tout simplement échoué dans sa volonté de définir loyalement les soins de conservation. Pour définir la thanatopraxie, il n’évoque que la notion de drainage, en oubliant certainement à dessein de préciser qu’il s’agit d’un drainage hors du corps de matières à valeur sacrée comme le sang, siège traditionnel de la pensée (le sang qui ne fait qu’un tour). |
Olivier Géhin
Professionnel funéraire
Journaliste
Résonance n° 153 - Septembre 2019
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