Comment évoquer le sujet de la thanatopraxie - pour ou contre - en ignorance des réalités concrètes du cadavre ?
Ceux qui décident, ceux qui commentent ce qui est décidé et parfois même ceux qui proposent ce qui existe (pour ne pas dire ceux qui exécutent ce qui existe) doivent posséder les rudiments de connaissances que cet article vous présente.
Mais le grand tabou du siècle – la pourriture, l’excrément – dissuade le plus grand nombre d’en savoir un minimum sur la question. Et ceux qui mettent la main "dedans" se taisent en travaillant, conscients du fait que tout ne peut pas se dire en société. Sauf qu’il y a des précisions indispensables à connaître, à défaut de les faire connaître…
J’ai titré ainsi, le mois précédent, un de mes articles : "Ne bredouillons pas dans le cadavre". Tant pis pour les âmes sensibles, voici cette fois-ci les détails précis du sujet. Notez bien que ce qui suit ne se veut pas de niveau universitaire. Il ne s’agit que d’une vulgarisation de connaissances logiques et concrètes dans le but de maîtriser les problèmes techniques que peuvent poser les cadavres.
Trois temps et trois mouvements
Un cadavre se décompose en trois phases successives :
- la réduction des sucres et graisses du corps (lipides et glucides),
- la décomposition-dispersion des matières molles (chairs-protides),
- la dislocation des parties dures (minéralisation par ruptures et dislocations successives).
La première phase se traduit par une émanation de gaz et liquides. La seconde est caractérisée par une diffusion d’éléments corporels dans son environnement (entraînement de particules se mélangeant au sol). La troisième traduit l’action de l’environnement sur les parties dures (dislocation des liens ligamentaires, ruptures ou écrasement des os). Bien entendu, ces trois étapes se succèdent différemment lorsqu’il y a crémation.
Vous distinguerez aussi trois tendances majoritaires :
1 - Dans la première phase, la décomposition résulte d’un arrêt des fonctions vitales bien entendu, mais aussi et surtout de la prolifération des souches bactériennes abritées par le cadavre qui activent la modification des sucres et graisses en s’en nourrissant. Ce premier stade correspond grosso modo à la durée des funérailles, et se prolonge durant les trois premières semaines suivantes. La transformation biologique des lipides et glucides nécessite aussi l’intervention de l’oxygène, car il s’agit tout bonnement d’une oxydoréduction.
Pendant cette 1re phase, le corps est particulièrement exposé à l’oxygène pendant toute la durée des funérailles. Ensuite, la tombe modifie le contact du cadavre avec l’oxygène en le réduisant. Selon l’ampleur de cette réduction de contact, la transformation des lipides notamment peut demander plus ou moins de temps, voire peut se bloquer et stabiliser en l’état le cadavre.
Une graisse qui se transforme en liquide et gaz laisse ensuite la place à la transformation des chairs, une graisse qui se stabilise en se saponifiant enveloppe le cadavre ou une partie de celui-ci, et stoppe alors complètement la décomposition. Ce phénomène est appelé "gras de cadavre".
2 - La deuxième phase se déroule plus tardivement. Très rapidement, le taux d’acidité du cadavre passe d’un taux de pH de 7, idéal pour la matière vivante, à un taux de 5, qui rend ensuite inévitable un rééquilibrage avec son environnement naturel (le sol est généralement à taux 10 de pH, selon sa nature argilo-calcaire ou silicieuse). Ce rééquilibrage s’opère avec des échanges entre le cadavre et le sol, entraînant alors un brassage de particules (le sol absorbe des particules corporelles, et de même, en sens inverse, le cadavre absorbe des éléments minéraux du sol).
Cette dynamique de nature chimique dilue les chairs du cadavre (réduction protidique). Elle est également complétée par une dynamique mécanique : l’action entraînante de l’eau quand celle-ci est courante, ou freinante quand l’eau stagne autour du cadavre (les particules de chair décomposées restent en périphérie immédiate du corps, action noircissante que l’on distingue bien dans une exhumation réalisée en sol argilo-calcaire).
3 - La troisième phase correspond à la minéralisation des parties dures avec au préalable rupture des ligaments et dislocation de la structure squelettique. Cette troisième phase n’intervient que si les deux premières n’ont pas été freinées dans leur développement.
La première et la deuxième phases ont pour point commun d’agir en dispersion des éléments du corps, alors que la troisième phase laisse sur place les parties osseuses jusqu’à leur parfaite disparition-dissolution à terme du processus de décomposition.
Problématiques liées à la première phase
La décomposition d’un cadavre est susceptible de poser des problèmes psychologiques et des incommodités plus ou moins conséquentes sur le plan de l’hygiène. Les facteurs d’activation de la décomposition sont à ce stade endogènes (créés depuis l’intérieur du cadavre) :
- Les microbes vivant dans le cadavre ne sont plus freinés par l’action défensive du corps vivant (globules blancs). Ce processus peut d’ailleurs débuter avant la mort effective (arrêt des fonctions vitales) si le processus de défense de l’organisme vivant a déjà flanché par faiblesse extrême.
- La voie de prolifération des bactéries qui continuent à vivre dans le cadavre est essentiellement le sang, et plus marginalement les liquides et gaz en présence dans les viscères (poumons, estomac, intestin). Les urines et matières fécales sont porteuses au départ de germes qui se multiplient pour arriver en périphérie du corps, ou en sortir par les voies naturelles.
L’évolution du cadavre varie en fonction de la nature des parties concernées :
- Les yeux et le cerveau sont les parties les plus sensibles à la privation de circulation sanguine. La décomposition est alors rapide, d’où un affaissement des yeux dans leur orbite et la formation parallèle d’eau sous la paupière.
- Les viscères supérieurs et inférieurs évoluent plus ou moins rapidement selon leur état traumatique ou non, et la présence ou non de matières stagnantes. La présence concentrée de sang agit comme un accélérateur de décomposition.
- Les masses musculaires non irriguées de sang frais réagissent par production spontanée d’acide lactique (crampes musculaires chez le vivant, rigidité cadavérique pour le mort). Cette acidité dépend du niveau de tonicité du muscle (rigidité importante chez un sportif) et de l’identité charnelle plus ou moins modifiée quand le malade a suivi un traitement de chimiothérapie. Dans certains cas – atonie du vieillard malade, chimiothérapie –, la phase de rigidité est quasi inexistante et cède très rapidement à la phase suivante, le retour à la chair molle par commencement de transformation biologique des lipides et glucides en présence dans le tissu musculaire. De manière générale, tous les tissus musculaires, quels que soient leur état, passent par la phase d’acidification, avant de connaître l’oxydoréduction des graisses et sucres.
- Les organes vitaux meurent inexorablement à une vitesse différente. Le cœur peut être relancé par injection d’adrénaline dans l’heure qui suit son arrêt. La digestion se poursuit pendant plusieurs heures. La vitalité des spermatozoïdes dépasse généralement les 24 heures. Le système velu arrête sa croissance, mais peut donner l’impression du contraire quand la peau, perdant de sa tonicité, libère une partie normalement cachée du poil dans l’épiderme.
Le cadavre va donc présenter des difficultés de plusieurs ordres susceptibles de rendre désagréable ou impossible de veiller à ses côtés, voire d’admettre sa présence dans le périmètre où évoluent des êtres vivants, voire des êtres dont le système de défense immunitaire est médiocre ou altéré.
Les signes, incidences et stratégies techniques pour y répondre
La première manifestation entraînée par la mort, hormis les traumatismes dus à une mort violente, se situe au niveau des réactions musculaires. Le relâchement des sphincters (muscles striés et ronds) précède la rigidification-acidification des muscles longs. Il s’agit de la mydriase de la pupille rétinienne et du muscle obturant l’anus.
Le relâchement des sphincters n’est pas un signe infaillible de la mort, mais accompagne toujours celle-ci, avec ou sans incidence selon la présence ou non d’excréments dans la partie basse des viscères. Le relâchement des sphincters s’opère dans les 30 minutes après la mort, tandis que les muscles longs se relâchent également rapidement mais sans signe visible, outre le relâchement du maxillaire inférieur (bouche bée du mort).
1°) La première difficulté se présente donc comme une obligation de résoudre l’ouverture inéluctable de la bouche dans les heures suivant le décès. Les professionnels interviennent de plusieurs façons :
- placement d’une mentonnière en plastique pour remplacer la compression classique d’un linge noué autour de la tête. La bouche est maintenue fermée autant que nécessaire (méthode simple, non traumatisante mais inesthétique),
- ligature dite "provisoire" de la bouche. Le professionnel assemble les deux maxillaires en liant ceux-ci par un fil dissimulé à l’intérieur de la bouche (résultat dépendant de l’adresse du praticien et nécessitant une désinfection nettoyage préalable de la sphère buccale, avec ou sans bourrage coton),
- collage des lèvres, méthode réservant de mauvaises surprises sur le plan esthétique.
2°) Compenser et prévenir les foyers intérieurs abritant et favorisant le processus de décomposition :
- Les poumons abritent des microbes aérobies, favorables à l’oxygène, qui déclenchent très rapidement une multiplication des germes acteurs de production de gaz. Ce phénomène est accéléré si une concentration de sang stagne dans les poumons (embolie, crise cardiaque). Une formation assez rapide de gaz à l’intérieur des poumons crée alors une surpression interne qui pousse les gaz à s’échapper du corps par la voie respiratoire. Ce rejet des gaz pulmonaires s’accompagne ensuite d’un écoulement par la bouche et les narines d’un liquide coloré de sang (sérosités) d’apparence effervescente (formation de bulles, odeurs nauséabondes).
- Les intestins contiennent "l’héritage du défunt" en matières fécales et en germes portés pendant la vie dans les viscères. Ce résidu en stagnation, mêlé à du sang en voisinage des intestins, développe un premier foyer de décomposition avec des germes susceptibles de sortir par les voies naturelles du bassin ou plus tard par rupture de l’épiderme (sortie en surface) au niveau de la fosse iliaque (tache verte perceptible tout d’abord par translucidité de l’épiderme).
Les stratégies techniques pour lutter contre cette transformation désagréable du cadavre oscillent entre deux possibilités : retarder ou contrarier. Une toilette, dans un sens large du terme, ne peut s’opposer au processus de décomposition, mais peut retarder l’apparition de ses signes.
Les soins de conservation ont en revanche pour but de contrarier le processus de décomposition, soit en le ralentissant plus ou moins drastiquement, soit en l’empêchant tout simplement, comme le propose un véritable embaumement.
Techniques de retardement
Une toilette basique du cadavre comprend toujours un nettoyage préalable, puisqu’il n’y a pas de différence notable entre la toilette d’un vivant et celle d’un mort. La toilette mortuaire est consi-dérée comme une dernière intervention en service de soins, et la toilette rituelle, sur le plan religieux, s’inscrit dans la logique d’une dernière prière associée au cadavre.
La toilette comme acte technique spécifiquement funéraire va plus loin. Elle cumule plusieurs niveaux d’intervention :
- Limiter l’impact de l’oxygène sur le processus de décomposition. Il s’agit de lotions appliquées sur le corps à pouvoir antiseptique (désinfection de l’épiderme, traitement des escarres, par exemple) et couvrant la peau d’un film gras pour limiter le contact de la chair avec l’air ambiant. Les anciens, depuis la Haute Antiquité, ont utilisé l’aloes, la propolis, le camphre et la myrrhe dilués dans la lotion grasse (huile d’olive) pour allonger la durée de conservation des corps qui étaient exposés à la visite des vivants.
- Boucher les voies de propagation extérieures au cadavre, celui-ci étant considéré comme un écrin protecteur pendant les premiers jours suivant le décès. Le procédé est toujours le même : enfiler des mèches obturant les orifices naturels (coton en général), si possible imbibées d’essences antiseptiques (huile essentielle de girofle). Cette méthode s’applique aux fondements ainsi qu’aux orifices du visage (bouche, nez, oreilles).
Notez que le bouchonnage des orifices comporte un inconvénient majeur, puisqu’il limite drastiquement l’éva-cuation des gaz complémentairement à la prévention des écoulements. Or la formation de gaz inévitable en plus ou moins grande quantité entraîne un gonflement du ventre faute d’évacuation. La toilette funéraire est alors inadaptée pour maîtriser ce phénomène, à moins qu’elle ne soit complétée par une application de froid.
Les techniques de toilette funéraire ont intégré des onguents spécialisés tels que les baumes dispersant la cyanose des chairs (massage des doigts noircis ou des cous violacés) ou des baumes à fort pouvoir antiseptique (anti-escarres). Il est courant d’utiliser aujourd’hui du film plastique transparent pour isoler un membre infecté, tout comme on utilise toute la gamme des pansements pour isoler une zone posant problème (le sang ne coagule plus après le décès). N’oublions pas que du sang privé d’oxygène noircit, et stagne dans les parties basses quand la circulation est interrompue.
Nota bene : Une toilette funéraire ne peut intervenir que par traitement extérieur du corps, alors que la décomposition débute par un processus intérieur au cadavre. Pour qu’elle ait une réelle influence sur le processus de décomposition, il faut que la toilette soit complétée par une action réfrigérante agissant à l’intérieur du cadavre, comme c’est expliqué dans les lignes qui suivent. |
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Olivier Géhin
Professionnel funéraire
Journaliste
Résonance n° 153 - Septembre 2019
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