La formule est du professeur Orcel, décédé en février 1998, et qui présida pendant plusieurs décennies l’encadrement de la thanatopraxie en France en qualité de président du Conseil supérieur d’hygiène publique de France. Il était secondé dans cette charge par Claude Bouriot, ingénieur sanitaire travaillant au ministère de la Santé et chargé du secrétariat dudit Conseil jusqu’en 1999, concomitamment au pilotage global du secteur funéraire (et co-auteur du Code pratique des pompes funèbres, versions 1 et 2). Soit vous vous souvenez, soit vous comprenez que ces deux personnes furent longtemps déterminantes dans la gestion de la thanatopraxie par les pouvoirs publics.
Aujourd’hui, c’est une autre personne qui s’est saisie du dossier : Jean-Pierre Sueur, dont la personnalité et le parcours politique sont associés à la réforme fondamentale du funéraire en 1993 et aux différents soubresauts législatifs intervenus dans ce domaine depuis un quart de siècle.
Normalement, nous devrions connaître une belle continuité de doctrine sur la question, puisque les acteurs décisifs sont ici remarquablement stables ou l’ont été. On peut en effet penser que Jean-Pierre Sueur, qui a dirigé les travaux de réforme du funéraire en 1993, menait en connaissance de cause la partie concernant la thanatopraxie.
Cette dernière a été intégrée dans la mission de service public que le législateur a définie pour remplacer l’antique monopole communal. Or c’est lui-même qui signe aujourd’hui, en tant que rapporteur du Sénat, un document remettant fortement en question les pratiques professionnelles dans ce domaine. 58 propositions, pas moins, ce n’est pas rien ! Et pas dans la simple cosmétique, mais en profondeur.
Que s’est-il donc passé ?
Loin de moi l’idée de mettre en cause Jean-Pierre Sueur tant pour son rôle en 1993 que pour celui qu’il tient aujourd’hui. Je tiens d’ailleurs à souligner et saluer son investissement et son travail dans ce domaine. Mais alors, pourquoi cette volte-face avec une position favorisant la thanatopraxie hier et sur la grande réserve (plus ou moins explicite) aujourd’hui ?
Cette question est d’autant plus importante qu’elle taraude la pensée des professionnels funéraires depuis quelques semaines. D’où la nécessité d’y apporter une réponse en levant le voile sur des enjeux et caractéristiques du dossier trop souvent méconnus ou passés sous silence. Le bredouillage, pour reprendre l’expression du professeur Orcel, ne concerne en fait pas le cadavre, mais la position que la France a prise depuis 1976 concernant les soins de conservation.
Théorie et pratique ne concordent pas toujours
La thanatopraxie est apparue chez nous en 1963 à l’initiative de Jacques Marette, président d’Hygeco. Mais c’est en 1969 que le Conseil supérieur d’hygiène publique s’est penché pour la première fois sur la question à l’appui de tests pratiques. Il a constaté que la décomposition reprenait ses droits sur le corps au bout de trois semaines en moyenne. Mais les conditions de l’expérience n’étaient pas réalistes, puisque les corps étaient observés sur civière et non dans des conditions similaires aux différents scénarios d’inhumation.
Depuis, la "légende" des trois semaines a perduré en dépit des réalités, car la décomposition peut reprendre ses droits bien avant, par grande chaleur notamment quand le défunt est gardé longtemps en chambre funéraire, ou bien après et même jamais quand le corps est conservé en milieu peu ou pas oxygéné et/ou quand le corps a été excessivement saturé par le pouvoir conservateur des fluides utilisés.
À cette première approximation s’ajoute une seconde, éthique et juridique, perdurant depuis l’évolution réglementaire datant de 1976. En effet, jusqu’à maintenant, une autopsie judiciaire doit attendre 24 h suivant le décès pour être pratiquée alors que des soins de conservation s’exécutent au plus vite, donc sans délai après le décès.
Ce décalage dans les protocoles d’intervention découle d’une approche contrastée dans la définition de la mort :
- D’un côté, la médecine s’est toujours entendue pour affirmer que les signes d’absence de vie (nécessaires pour rédiger un certificat de décès) doivent être corroborés, ensuite, par l’apparition des signes corporels confirmant avec certitude la mort (putréfaction commencée ou apparitions des lividités cadavériques). D’où la détermination universelle en Occident d’un délai d’expectative, plus ou moins long selon les pays, séparant de fait le moment où le décès est constaté et celui où les actes techniques sur le cadavre deviennent possibles sans obérer les chances de retour à la vie. C’est donc en pleine connaissance de la technique des soins de conservation que la plupart des pays européens se sont refusés d’y recourir communément, arguant de raisons déontologiques, écologiques ou sanitaires.
- De l’autre côté, la réglementation française est restée silencieuse sur l’existence ou non d’un délai d’attente avant de pouvoir intervenir pour des soins de conservation. Mieux, jusqu’il y a peu, elle était incitative puisque l’exécution de soins doublait les délais de transport ou autorisait des dépôts temporaires d’une durée inférieure à six jours ouvrés. Mais, à tout bien regarder, la technique des soins de conservation a notamment pour conséquence fréquente de rendre impossible la 2e étape d’observation du défunt qui confirme sa mort par l’apparition de signes positifs sur le cadavre (la technique des soins de conservation traite inévitablement l’apparition des lividités quand le corps est pris en charge rapidement, car le sang est remplacé par un fluide assouplissant et colorant). Cette précision technique soulève donc des questions d’ordre éthique dans le cas précis où le cadavre ne présente pas des signes positifs de mort avant l’exécution des soins de conservation.
De manière empirique mais pas officielle, les professionnels ont répondu au creux de la réglementation. C’est pourquoi le sérieux commande qu’un élève thanatopracteur apprenne à distinguer un flux résiduel de sang d’un flux réduit, nuance essentielle quand s’effectue l’incision artérielle. Dans le principe, les soins sont immédiatement interrompus si le praticien constate un maintien même minime de la circulation sanguine, précaution de principe dont je n’ai jamais eu connaissance d’exemple vécu. Une intervention sur artère fémorale est d’ailleurs plus délicate pour respecter cette précaution d’usage. Notez bien que cette précaution d’ordre éthique est tout aussi valable lors d’une application de glace carbonique sur le défunt qui ne saurait non plus y survivre. Idem pour les méchages de coton.
Il faudrait que les pouvoirs publics, le service de santé et les professionnels funéraires adoptent une bonne fois pour toutes une procédure de précaution qui satisfasse l’impératif de sauvegarde d’un retour à la vie, entre l’étape de constat d’absence de vie et de confirmation de mort, et qui rejoigne également les précautions nécessaires à la bonne conduite des funérailles. Pour les obsèques de ma mère, comme je l’ai écrit dans Funéraire Magazine au printemps 2010, j’ai appliqué sur son corps des poches de gel réfrigéré qui ont permis au thanatopracteur d’intervenir le lendemain dans des conditions techniques similaires à une intervention dans les premières heures. Ces poches de gel ont une action retardatrice suffisante sans comporter des effets irréversibles sur les tissus, l’arborescence veineuse et le milieu interne des organes.
Faute de trouver de nouvelles pistes de traitement des corps, un miracle est impossible (sauf dans le domaine de la foi…) et la question technique repose toujours sur l’alternative d’une pratique soit préventive soit curative face à la difficulté d’une décomposition plus ou moins rapide. Objectivement, une pratique préventive est plus efficace et plus pratique à réaliser. Mais c’est un choix français basé uniquement sur la technique, et qui ne trouve pas d’équivalent dans les règles déontologiques adoptées par la plupart de nos pays voisins. Ce qui devrait interpeller notre réflexion en France.
Le plus étonnant dans le rapport sénatorial signé par Jean-Pierre Sueur, c’est que les auditions n’ont pas permis de décrire les différences radicales existant dans les méthodes de soins quand ils sont pratiqués à l’étranger, chez les Anglo-Saxons surtout. De fait, ces derniers couplent les soins de conservation avec l’examen préalable du corps par un coroner (médecin légiste). Les conditions et modalités pratiques d’intervention sur le défunt en sont d’autant différentes vis-à-vis des nôtres sur le territoire français.
À tout bien regarder, la France fait figure d’exception, hormis la Roumanie, du fait qu’une thanatopractrice habilitée en France (région de Béziers) est retournée dans ce pays pour y exercer et enseigner.
Remettre en cause notre modèle funéraire ?
Pour partie, il est nécessaire que notre pays "accorde ses violons", car ce qui est vrai ici ne l’est plus là. Le niveau de protection accordée au cadavre humain s’imposera petit à petit dans toute sa portée. On a déjà vu l’exposition des corps chinois conservés au moyen du procédé de "plastination" interdite par le juge en région parisienne. Ce fut la première application concrète du nouvel art. 16-1-1 du Code civil.
Or la doctrine réglementaire repose encore aujourd’hui sur le postulat d’un certificat médical dressé en toute infaillibilité par le médecin. Un tel parti pris conditionne l’autorisation d’intervention des professionnels funéraires, mais se heurte à la réalité médicale de la mort. Voyons tout d’abord où le bât blesse. Celle-ci ne peut être constatée rapidement et infailliblement que dans le cas particulier d’une décapitation, ou plus couramment avec les techniques s’appliquant à "la mort chaude", c’est-à-dire celle concernant l’abolition totale et irréversible des fonctions cérébrales dans un corps dont les autres fonctions vitales subsistent (services de réanimation).
La certification du décès fait alors appel, au-delà des dispositions classiques prévues par la circulaire Jeannenay du 24 avril 1968, aux capacités modernes d’observation médicale et aux principes déontologiques qui s’appliquent en la circonstance (électro-encéphalogramme plat mesuré sur 24 h, diagnostic partagé par deux médecins, observation de l’irrigation cérébrale par angiographie).
À l’opposé, dans la majeure partie des décès en France (98 % des certificats émis), l’établissement du certificat de décès n’est soumis qu’au constat d’une concordance d’au moins trois signes négatifs de vie sur les cinq potentiels, et si possible après consultation ou référence au dossier médical du possible et très probable défunt.
On s’aperçoit alors que, dans la très grande majorité des cas, l’être humain (français) passe de la vie très protégée à la mort très technique par la simple émission d’un formulaire de papier rédigé par une seule personne et dressé "a priori", puisque le médecin signataire n’appuie pas sa conviction sur la disposition de moyens médicaux sophistiqués pour effectuer son constat isolé et empirique.
Ce qui me trouble le plus dans la situation actuelle, c’est que finalement la dimension éthique des soins de conservation en France ne rebondit pas avec l’évocation du respect de la vie humaine, mais plutôt avec le rappel du droit des consommateurs, entendez par là, plus précisément, le droit des proches du défunt.
Le point fondamental des suggestions sénatoriales repose en effet sur l’exigence d’une transparence totale quant à la pratique des soins de conservation et au rétablissement d’un choix possible entre plusieurs alternatives techniques visant à répondre aux conséquences immédiates de la mort sur le cadavre.
La notion tarifaire de l’intervention est très souvent évoquer dans les citations du rapport. Aussi faudra-t-il que les professionnels funéraires enfoncent régulièrement le clou des évidences en la matière :
- un cadavre ne peut pas rester sans traitement hygiénique et cosmétique s’il fait l’objet d’une célébration en son hommage et en sa présence, condition encore actuelle ;
- une intervention sur le cadavre restera toujours l’objet d’un coût d’intervention à l’égard duquel on peut effectivement se poser des questions, mais dont on ne pourra éviter l’incidence d’une charge financière. Peut-être que celle-ci est l’un des postes de dépense les plus utiles parmi la facture globale des funérailles ;
- la modification du système funéraire français actuel débordera inévitablement la seule compétence des professionnels funéraires pour concerner en tout premier lieu ceux qui ont charge d’élaborer nos règles et, en second lieu, ceux qui ont pouvoir de façonner l’environnement des décès (hôpitaux, médias, associations, élus locaux, etc.). Encore une fois, les professionnels funéraires ont l’impression qu’on attend tout d’eux sans avoir forcément l’impression d’être entendus ;
- le bouquet des produits et services funéraires associe étroitement la pratique des soins et la garde des défunts dans les salons de chambres funéraires. Cette association de services correspond à un consensus équilibré autour des pratiques funéraires en France comme aux États-Unis. Le rapport sénatorial n’a donc pas pris en compte cette spécificité sociologique qui distingue ces deux pays alliant une culture de souche (les Natifs et les Celtes), une culture sudiste (les Latinos et les Méditerranéens) et une culture nordiste (les Wasp anglo-saxons et les Germains/Francs). Ce mélange d’une triple source culturelle dans ces deux pays autorise l’exposition du cadavre tout en préservant l’intime et l’hygiénique, autrement dit correspond aux objectifs poursuivis conjointement par les soins de conservation et les services de la chambre funéraire.
Ceci étant précisé, le secteur funéraire doit acter des demandes légitimes et cohérentes :
- les proches doivent bénéficier d’une information complète et d’une totale liberté de choix quand il existe plusieurs moyens possibles d’intervention sur le cadavre ;
- la thanatopraxie ne doit pas être une technique figée dans le marbre. Le rapport soulève l’idée d’un programme de recherche en la matière, et il a aussi la volonté de promouvoir l’action du ministère du Travail dans ce domaine. Les professionnels funéraires ne doivent donc pas être myopes en ne considérant qu’une partie seulement de l’arborescence des sources de droit et en rétrécissant leur référence au seul contenu du Code Général des Collectivités Territoriales (CGCT). À ces divers titres, le rapport recèle des suggestions bienvenues ;
- une thanatologie digne de ce nom aurait dû aborder les questions soulevées par le rapport et proposer des réactualisations de l’offre des professionnels funéraires pour s’adapter aux problématiques rencontrées. En lieu et place, la Société de thanatologie, principal soutien de la thanatopraxie en France, vit aujourd’hui une crise pouvant lui être fatale, ceci expliquant peut-être cela. N’oublions pas que le système funéraire français tel qu’il existe actuellement a été pensé dans les années soixante par des scientifiques venus de disciplines différentes et complémentaires. La thanatopraxie et la thanatologie ont fait bon ménage pendant des décennies. Gageons que les professionnels funéraires sauront réinventer ce tandem positif et retrouver la motivation de financement d’études qui profitent à l’intérêt général tout en assurant une cohérence avec ceux de la filière et de ses professionnels…
Oliver Géhin
Professionnel funéraire
Journaliste
Résonance numéro spécial - Août 2019
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