“Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence.“
Gérard de Nerval, “Aurélia“
2008 - Homme mort. | 2008 - Complexe de Yorik. | 2008 - Dernier portrait de Dorian Gray. |
Formé de vingt-huit os et osselets, le crâne est l’un des principaux groupes d’os de l’anatomie humaine, et il est aujourd’hui très “prisé“ par certains collectionneurs ou amateurs de catacombes(1). Bogue mystérieuse fixée au sommet du squelette, le crâne est une sorte d’“atelier mental en fusion“(2) qui abrite, le temps d’une vie, un cerveau carné(3) et périssable.
Homologue de la voûte céleste dans de nombreuses légendes, il évoque aussi le mont Golgotha, et figure la naissance du christianisme(4). Demeurant l’attribut de Marie-Madeleine pénitente, il symbolise aussi la repentance ou la mélancolie. Fréquemment traité comme objet de profonde vénération, le crâne, à travers l’histoire de sa représentation, est étroitement lié à l’histoire et à la conception du temps : dès le XIIe siècle, l’Europe catholique impose une vision imagée et moralisante de la mort : les reliques, les ossuaires et les charniers se développent. Le goût pour le morbide prend son essor, comme en témoignent les chapelles sépulcrales(5) et les cryptes de crânes des frères capucins(6) ou le couvent des “Sepolte Vive(7)“. Présent dans de nombreuses natures mortes, le crâne devient progressivement le symbole du temps destructeur et la vanité de tout attachement aux choses matérielles. “Le crâne est en même temps un être vivant, paradoxal et terrifiant, et un objet placé sur la table de la méditation, à côté du livre, de la plume et de l’encrier(8)“. Cette description du crâne humain en révèle deux acceptions antinomiques : en Occident(9), le crâne est simultanément perçu comme un être mystérieusement vivant, donnant l’impression d’être doté d’une âme, et imposant le constat de n’être qu’un objet sans vie, un élément concret et inerte. Les représentations du crâne révèlent ainsi son caractère énigmatique et équivoque : par son intermédiaire et comme par un effet miroir, on perçoit le temps qui nous est imparti ici-bas.
2008 - Relique 09. | 2008 - Syndrome de Cromwell. |
Richard Laillier est un artiste nyctalope qui décline cet emblème de la mort dans plusieurs de ses œuvres énigmatiques : à la faveur de la nuit, sous ses mains, des crânes spectraux et fantomatiques surgissent des ténèbres, ils semblent nous fixer ou paraissent nous indiquer un chemin orienté à droite, vers le temps du trépas. La technique de cet artiste se subdivise en deux temps, et rappelle les cartes à gratter, supports destinés à des travaux de dessin par grattage de la surface, donnant des résultats proches de la gravure.
En premier lieu, Richard Laillier orchestre patiemment un recouvrement complet de la surface par la matière, et sature entièrement son support de pierre noire, linceul opaque et velouté d’obscurité proche du fusain. Ce n’est que lorsque l’espace de sa feuille est entièrement noirci qu’il entreprend de le gommer, de le gratter, de le frotter, de l’estomper, permettant ainsi de faire surgir les formes par émergence lumineuse.
Ainsi s’organise la poussière
Entre vanités et memento-mori, les représentations de crânes de Richard Laillier constituent des rappels de notre finitude, et, suggérés sur des supports entièrement noircis, véritables fragments de nuit, ils évoquent un travail à la fois patient et compulsif, où le recouvrement du papier s’assimile à l’allégorie du temps qui passe. Nous plongeons alors, les yeux mi-clos, aux confins du sommeil paradoxal, dans la poudre des songes : dans la poudre des morts.
Lolita M’Gouni
Agrégée en arts plastiques et docteur en arts et sciences de l’art de l’université Paris1-Panthéon-Sorbonne, Lolita M’Gouni se fait également connaître sous l’appellation "LMG Névroplasticienne." En septembre 2015, elle inaugure sa chronique mensuelle – Mort et Création – pour Résonance Funéraire et collabore régulièrement avec le magazine.
Nota :
(1) Contre une dizaine d’euros, il est encore possible aujourd’hui de visiter certaines galeries des fameuses catacombes de Paris, qui rassemblent les restes d'environ six millions de Parisiens (transférés entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle, au fur et à mesure de la fermeture des cimetières pour raison d'insalubrité). D’autres galeries secrètes peuvent être visitées avec certains aficionados passionnés, “à vos risques et périls“.
(2) Valère Novarina, “Le Drame de la vie“, Éditions P.O.L, 1984, p. 103.
(3) Nous utilisons volontairement le terme “carné“, anagramme du terme “crâne“ : dépourvu de carne, il devient crâne.
(4) Le mont Golgotha, “mont du Crâne“, est situé en Israël et serait le lieu de la tombe d’Adam. Le crâne et les tibias représentés sous la croix seraient ceux d’Adam. La tradition chrétienne, elle, affirme qu’il s’agit du lieu de crucifixion de Jésus.
(5) Nous retiendrons ici la chapelle des Crânes de Czermna en Pologne, qui se distingue par un nombre incroyable de crânes suspendus au plafond.
(6) Une des branches de l’ordre franciscain. Les frères capucins vécurent longtemps avec les cadavres et ossements de leurs morts. Les frères capucins de Rome, de Floriana, de Comiso en Sicile, ou de Syracuse, furent notamment reconnus pour une pratique de momification des corps. À ce propos, il sera possible de se reporter à l’ouvrage “Enquête au pays des frères des anges“, “Les capucins de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles“, Chapitre VI, “Les flux de sortie : le Capucin et la mort“, Éditions de l’université de Saint-Étienne, 1993, p. 201-249.
(7) Les “Sepolte vive“ (littéralement “les enterrées vivantes“) appartiennent à un ordre franciscain considéré comme le pendant féminin des frères capucins. Leur goût pour le morbide est attesté : elles vivaient, priaient, méditaient aux côtés de leurs défuntes sœurs : “Le couvent des capucines réformées, qui portent le nom terrible de “Sepolte vive“, ce couvent, pauvre, rigide, forme un vrai contraste avec le monastère somptueux des superbes dominicaines. Là, les vocations sont sincères, ardentes (…) Une dame me parlait des “Sepolte vive“, qui font un carême perpétuel, qui ont une tête de mort sur la table du réfectoire et qui couchent dans leur bière. (…) Leur clôture est véritablement éternelle, car on les enterre dans le couvent, et leur cadavre n’en sort point. Telle est leur familiarité avec la mort (…) : Antoine-Claude Valery, “Voyages historiques, littéraires et artistiques en Italie“, “Guide raisonné et complet du voyageur et de l’artiste“, 2e édition, tome III, Paris, Éditions Baudry, 1838, p. 98.
(8) Claudio Strinati, “C’est la vie ! Vanités de Pompéi à Damien Hirst“, Paris, Éditions Flammarion, 2010, p. 18.
(9) En Occident, le crâne est véritablement un objet réflexif et il existe un lien identificatoire puissant entre le crâne et celui qui le regarde. Il est à noter cependant que, dans d’autres civilisations, le crâne humain est placé au second plan, en tant que rebut. Pour exemple, les Indiens Jivaros furent longtemps des chasseurs de visages ; lors de leur procédé de réduction de têtes afin de préserver les spécificités du visage, ils retiraient le crâne, considéré comme déchet.
Info : L’œuvre prolifique de Richard Laillier est consultable sur son site Internet richardlaillier.fr. Sa prochaine exposition aura lieu à la Galerie Point Rouge, Paris XIe, du 17 mars au 3 avril 2016. |
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