"Personne n’y échappe, quel que soit le rang, le sexe ou l’âge. Alors, misérable, pourquoi fais-tu le fier ?
Tu n’es que cendres et comme nous redeviendras cendres, Cadavre fétide, nourriture et morceau de choix pour les vers."
Inscription funéraire(1)
La thanatopraxie contemporaine est une technique à la fois de conservation provisoire et de restauration partielle qui permet de préserver momentanément les corps défunts de la décomposition naturelle : elle assure la destruction d’un maximum d’infections et micro-organismes pathologiques contenus en eux, et elle donne la possibilité de présenter les défunts avec l’apparence de la vie juste avant les funérailles.
Cette technique, importée d’Angleterre au milieu du siècle dernier, a d’abord été réservée aux personnalités et aux notables, et c’est au cours des quinze dernières années que la thanatopraxie a pris son essor et s’est réellement démocratisée (principalement en France et en Angleterre).
Dans un premier temps, la formolisation(2) – méthode très appréciée par l’artiste contemporain Damien Hirst(3) – consiste en une injection intra-artérielle(4) d’un liquide antiseptique composé de formaldéhyde (plus connu sous le nom de formol), de méthanol, glycol, phénol et éosine, soit dans une artère carotide (région du cou), soit dans une artère fémorale (région de l’aine), ou dans une artère axillaire (région de l’aisselle). Ce mélange administré(5) se substitue au sang et permet alors la réhydratation provisoire du corps : progressivement et à mesure que le liquide de conservation pénètre dans le corps, la peau change de couleur, les chairs reprennent forme et tonicité, et les globes oculaires affaissés ressortent de nouveau. Simultanément, le thanatopracteur ponctionne les viscères de l’abdomen pour retirer le sang, les gaz, les liquides et les matières fécales.
Le ventre est le siège des premières dégradations d’un corps défunt, car il abrite la flore bactérienne la plus importante. En effet : "La digestion ne s’arrête pas brutalement lors du décès : l’activité biochimique de dégradation des nutriments se poursuit dans l’estomac (…), l’on observe tout d’abord l’apparition d’une couleur verdâtre au niveau des quadrants inférieurs de l’abdomen, le droit débutant avant le gauche (…), cette coloration gagne ensuite la tête, la nuque et les épaules."(6) Le ventre se colore donc très rapidement de tonalités verdâtres et bleutées, quelques heures seulement après le décès constaté, et ce, avant même le début des phases complètes de putréfaction et de décomposition.
Précisons qu’il existe trois périodes de datation de la mort. La première s’étend sur une durée allant de 1 heure à 24 heures après la mort, puis de 24 heures à quelques jours. La seconde période s’étend de quelques jours à quelques semaines, et la troisième période commence au-delà d’un mois et est illimitée dans le temps. C’est durant la première période que les altérations progressives et croissantes du cadavre ont lieu, à partir des orifices du corps et du ventre, entre excréments et bol alimentaire :
"Le liquide qui s’écoule des cellules détruites par les enzymes se répand dans le corps et entre rapidement en contact avec ses colonies bactériennes – les petits soldats de putréfaction. Ces bactéries étaient déjà présentes dans l’organisme vivant, dans le tube digestif (…) et voilà qu’elles baignent dans cette mélasse comestible qui s’échappe des cellules de la paroi intestinale. C’est une manne. Comme toujours, en période d’abondance, la population augmente. Certaines bactéries migrent vers les limites du corps, naviguant sur le liquide nourricier. Elles ont bientôt tout envahi et le décor est dressé pour le deuxième acte : le ballonnement."(7)
Lors de la prise en charge des corps par le thanatopracteur, le ventre est donc en général déjà vert, et c’est, semble-t-il, la raison pour laquelle un liquide antiseptique est injecté en très grande quantité dans cette zone du corps, avant de procéder éventuellement aux opérations de "méchage" complet des orifices (anus, bouche, nez, vagin), ou de ligature de la verge, procédé pas toujours efficace en termes d’étanchéité.
La phase suivante de la préparation, la thanatoplastie, consiste à redonner au cadavre un semblant d’intégrité corporelle ainsi qu’une apparence reposée, et ce, afin de permettre aux familles de se confronter à un défunt à l’apparence apaisée. Dans la pratique, différents maquillages sont appliqués à l’éponge, au pinceau, à la houppette ou en "air brush" pour masquer des hématomes ou recréer des ombres et reliefs sur un visage figé et froid.
Patrik Budenz est un photographe allemand né en 1971 qui a investi une morgue berlinoise pendant plusieurs années et qui, dans ce contexte, s’est intéressé aux différentes procédures administrées aux corps défunts par les professionnels du funéraire. L’artiste retrace son étrange exploration à travers une série troublante, en couleurs, intitulée "Post mortem." À travers ce témoignage macabre, singulier mais captivant sur le devenir du corps mort, la démarche de Patrik Budenz consiste à accompagner les corps défunts dans leurs derniers instants pour montrer ce qui nous est habituellement caché.
Les images saisissantes de l’artiste révèlent le cheminement par étapes, depuis l’instant où le cadavre est confié aux spécialistes jusqu’aux obsèques : mise en terre ou crémation. Entre cellules réfrigérées et housses mortuaires, l’esthétique foudroyante de Budenz semble marquée d’une empreinte olfactive. En effet, l’immersion du photographe dans les coulisses de celles et ceux qui travaillent avec la mort nous donne la possibilité de flairer, de sentir la mort, et d’appréhender la réalité brute des "injections, sutures, poses de petites prothèses [qui] rectifient le rictus de la bouche ou l’affaissement des paupières ; fond de teint et poudrage [qui] compensent le brunissement que provoque le formol"(8).
Quand s’arrêtera notre vie ? Qu’allons-nous devenir après notre mort ? Qui manipulera notre dépouille, et comment ? Quels seront les gestes méthodiquement accomplis sur nos corps éteints ? Si nous ne pouvons définitivement pas répondre à ces interrogations, nous pouvons cependant admettre que la mort en tant que telle n’est ni romantique, ni terrible : c’est juste un invariant de la condition humaine que nos sociétés modernes tentent de dissimuler toujours un peu plus. S’il est une certitude, c’est que nous allons toutes et tous mourir, et le travail de Patrik Budenz nous permet, sans détours ni faux-semblants, de nous confronter à cette réalité et de lui faire une place dans notre existence.
Lolita M’Gouni
Agrégée en arts plastiques et docteur en arts et sciences de l’art de l’université Paris1-Panthéon-Sorbonne, Lolita M’Gouni se fait également connaître sous l’appellation "LMG Névroplasticienne." En septembre 2015, elle inaugure sa chronique mensuelle – Mort et Création – pour Résonance Funéraire et collabore régulièrement avec le magazine.
Nota :
(1) L’inscription est reproduite dans l’ouvrage de Kathleen Cohen, "Metamorphosis of a death symbol : The Transi Tomb in the Late Middle Ages and Renaissance", Sidney, Éditions Berkeley, 1973, p. 13.
(2) Plusieurs appellations sont attribuées à l’acte de thanatopraxie ; parmi elles, "formolisation", "soins somatiques", "art restaurateur", "soins de présentation", "actes de conservation" ou encore "thanato-kéropraxie".
(3) Nous faisons ici références aux créations de Damien Hirst, comme "La Vache et son veau", coupés en deux et présentés dans du formol.
(4) La première tentative d’embaumement artériel connue est le fait d’un trio de biologistes et d’anatomistes néerlandais, Swammerdam, Ruysch et Blanchard, à la fin du XVIIe. Cette tentative a ensuite connu la première vague de son essor à l’époque de la guerre de Sécession, notamment grâce aux recherches et investigations de Thomas Holmes dans le domaine de la conservation des corps.
(5)
(6) Jean-Pol Beauthier, "Traité de médecine légale", [1re éd. 2008], Paris, Éditions de Boeck, 2011, p. 88-89.
(7) Mary Roach, "Macchabées", traduction de l’anglais par Cécile Deniard, Paris, Éditions Calmann-Lévy, 2005, p. 60.
(8) Louis-Vincent Thomas, "Mort et Pouvoir", Paris, Éditions Payot, 1978, p. 114.
Il sera possible de se reporter aux deux ouvrages fascinants de Patrik Budenz, "Questions médico-légales : dans les coulisses de la médecine légale" et "Post-Mortem". Il sera également possible de retrouver les photographies de l’artiste sur son site Internet : http://www.grauwerk.de/
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