Le secteur des pompes funèbres et de l’organisation des funérailles, que ce soit à l’ère du monopole religieux ou du monopole public, ou sous le régime de la liberté qui n’est pas contemporain, a toujours vu cohabiter, de façon plus ou moins conflictuelle, l’autorité religieuse, la tutelle publique et l’entrepreneur privé (Extrait du rapport final : "Les services funéraires", Université Pierre Mendès France, équipe de recherche, Olivier Boissin et Pascale Trompette-Cristo pour la Direction de l’Animation de la Recherche des Études et des Statistiques (DARES), octobre 2002).
Jean-Pierre Tricon, avocat à Marseille. |
Concurrence et monopole étaient depuis plus de deux siècles une constante réalité
Le premier des monopoles dans le domaine des funérailles fut celui des corporations et des confréries, qui paraît avoir pris son essor à partir du XIVe siècle, comme l’a souligné Philippe Aries, ce grand sociologue, dans son Anthologie de la mort parue en 1977, mettant en scène les confréries, sociétés laïques consacrées aux œuvres de miséricorde, dont les missions les plus significatives étaient d’assurer les prières pour les défunts, notamment les pauvres, d’accompagner le convoi et de procéder à l’inhumation.
Elles surent cohabiter avec l’Église, qui tenait une place officielle, dès lors qu’elle organisait la "christianisation des pratiques et rites funéraires", qui prit, dès le XVIIIe siècle, une position prépondérante en contrôlant le cérémonial social tout en devenant le pivot des funérailles.
La force majeure de l’Église résidait dans ses attributs de propriétaires des cimetières, mais aussi dans la maîtrise de l’attribution des sépultures dans les églises, option particulièrement recherchée par les personnes fortunées, car le fait d’être enseveli dans les cryptes, donc dans la maison de Dieu, garantissait au défunt un traitement privilégié auprès du Seigneur, l’accession à la vie éternelle.
La période révolutionnaire va être fatale aux corporations et confréries, organismes à demi laïques et religieux, qui vont perdre leurs privilèges car, soucieux de compenser les pertes des églises durant la Révolution, où leurs biens furent sécularisés, mais aussi pour obtenir leurs grâces, Napoléon, par son décret-loi du 23 prairial an XII (1804), va leur confier le monopole des pompes funèbres, le texte étant rédigé en ces termes :
"Les fabriques des églises et les consistoires jouiront seuls du droit de fournir les voitures, tentures, ornements, et de faire généralement toutes les fournitures quelconques nécessaires pour les enterrements, et pour la décence ou la pompe des funérailles."
Un second décret du 18 mai 1806 confirmera cette exclusivité et réglementera le service des morts et la pompe des funérailles.
Ce dispositif, d’essence législative, donna lieu, cependant, à des difficultés d’application en raison de l’influence de certaines communes, dont la ville de Paris, qui, avant l’intervention du décret de prairial an XII, avaient accordé à des entrepreneurs le monopole des pompes funèbres, dont elles tiraient de substantiels profits, ce qui nécessita l’arbitrage de l’empereur Napoléon, lequel imposa à l’entrepreneur désigné par le préfet Frochot un cahier des charges l’obligeant à verser plus de la moitié des bénéfices aux fabriques.
Bien que les institutions religieuses aient pris en main l’activité funéraire, le cercle laïque ou marchand n’en fut pas pour autant exclu.
La loi a laissé, en effet, aux fabriques, qui étaient des établissements publics, la possibilité de déléguer (nous emploierons ici le terme contemporain) le droit d’exclusivité, soit à des entrepreneurs, soit à des laïques, confréries ou associations charitables, collectivités, familles, mais aussi et surtout à la commune, sous le contrôle de l’autorité civile. Les attributions ainsi confiées au secteur public ou du secteur privé excluaient, bien évidemment, tout l’apparat et l’organisation des cérémonies religieuses.
C’est ainsi que, dans des villes comme Paris, les autorités municipales firent procéder à l’attribution des marchés par la voie de la mise aux enchères publiques, portant essentiellement sur les inhumations et les travaux d’entretien des cimetières. Cette solution de mixité entre secteur marchand et fabriques fut privilégiée par ces dernières, car, sur 36 000 fabriques qui existaient en 1875, soit quasiment une par commune, quelques milliers seulement avaient opté pour une exploitation directe.
L’une des principales critiques adressées au dispositif initié en 1804 par le décret-loi résidait dans le fait que les fabriques et consistoires n’exerçaient leur monopole que dans un petit nombre de communes, là où elles escomptaient des bénéfices. Dans de telles conditions, la taille de la ville importait : à Marseille et à Toulouse, les fabriques organisèrent une exploitation en régie directe avec l’association de plusieurs paroisses.
Devant un tel contexte, l’État et les communes deviennent des acteurs incontournables du monde funéraire, le premier exerçant son pouvoir de réglementation et les secondes mettant en œuvre le dispositif commercial de l’exploitation de ce monopole en investissant, au gré des revendications du monde religieux, soit les fabriques et consistoires, soit des entrepreneurs qui faisaient commerce des prestations funéraires, en intéressant les associations cultuelles aux bénéfices.
Le XIXe siècle est donc marqué par une grande diversité des modes d’exploitation du monopole funéraire, d’autant plus qu’à la suite du décret du 18 mai 1806, le régime qu’il imposait accordait aux fabriques le pouvoir de fixer les tarifs et les classes des convois, qui étaient communiqués aux conseils municipaux et aux préfets, appelés à donner leur avis, avant de les transmettre au ministre des Cultes, chargé de leur approbation.
L’art. 11 de ce décret prescrivait que les règlements et marchés fixant la taxe et le tarif seraient délibérés par le conseil municipal, puis soumis ensuite, avec l’avis du préfet, au ministre de l’Intérieur. On trouve également dans ce texte de 1806 la première référence à la distinction entre "service intérieur" et "service extérieur" des pompes funèbres, qui est demeurée dans le droit positif qui gouverne, encore aujourd’hui, ce domaine.
Le service intérieur concerne la décoration du lieu de culte et les fournitures et prestations faites dans ces édifices ; le service extérieur porte sur la décoration de la maison mortuaire (tentures), le transport du corps et l’inhumation. En fait, cette distinction était logique, dès lors qu’elle séparait l’exercice des rites funéraires religieux, qui relevaient de l’intimité de la famille, de la partie visible, donc publique, celle qui se déroulait au vu des citoyens.
Les fabriques ont fait un usage très divers du droit qui leur avait été conféré
Dans un certain nombre de grandes villes, elles ont exercé leur monopole dans toute leur étendue ; il fonctionnait dans 47 chefs-lieux de département sur 86, notamment à Marseille, Toulouse, Bordeaux et Rouen. Dans 16 autres chefs-lieux, le monopole était restreint au transport des corps. Pour le reste – 23 chefs-lieux –, les fabriques ne réclamèrent jamais l’exercice de leur droit de monopole.
Le cadre législatif établi par le décret-loi du 23 prairial an XII (1804) et le décret du 18 mai 1806 met donc en scène trois principaux acteurs du monde funéraire – les associations cultuelles, les communes et les entrepreneurs, qui écriront ensemble l’histoire, plus contemporaine, de la législation funéraire, donc du vaste marché de la mort –, qui vont nourrir un important contentieux au cours de la première moitié du XIXe siècle , portant sur la définition des frontières des instruments du monopole.
Selon M. Yves Corbeaux : "En soixante-dix ans, l’exploitation du monopole des pompes funèbres donna lieu à tant de procédures et d’arguties, qu’il est impossible de les dénombrer, même approximativement." Les bénéfices de ce commerce étaient tels, qu’ils étaient de nature à éveiller de sérieuses concurrences.
Les frontières du monopole et ses éléments constitutifs sont déjà au XIXe siècle l’objet de transgressions volontaires de la part des entrepreneurs qui, tout en cherchant la moindre occasion de le violer –, habitude qui perdurera jusqu’à la fin des droits d’exclusivité détenus par les communes ou leurs délégataires jusqu’en janvier 1993, voire au-delà après la fin de la période transitoire instaurée par la loi, de trois ans pour les délégataires et de cinq ans pour les régies municipales –, vont également exploiter les failles du système, en jetant leur dévolu sur les fournitures et prestations non monopolisées, telles les fleurs (gerbes et couronnes), voire l’ornementation du corbillard et de son attelage ! Les villes vont même s’employer à tenter de grignoter quelques bénéfices sur le commerce des fleurs.
En revanche, ni les fabriques, ni les entrepreneurs ne s’empresseront pour organiser les funérailles de pauvres ou des indigents, obligation pourtant incluse dans le monopole dédié aux fabriques et consistoires.
Durant tout le XIXe siècle , communes et entrepreneurs vont néanmoins s’affirmer en tant qu’opérateurs prépondérants du marché, les premières en retirant des taxes ou redevances sur les activités des entreprises, et les seconds pour devenir les partenaires incontournables des familles. Les fabriques se contenteront, le plus souvent, de la participation aux bénéfices allouée par les entreprises, dont on sait qu’elle pouvait atteindre plus de leur moitié. Cette attitude va modifier progressivement la portée du monopole instauré par prairial an XII, puisque les fabriques ou consistoires vont, peu à peu, se départir de leur rôle d’intervenants et d’organisateurs des obsèques, pour se cantonner à une position lucrative de rentiers, en abandonnant à l’autorité municipale les fonctions de véritable tutelle dans la direction effective des pompes funèbres.
Au cours des années 1850 à 1860, les conflits en matière de concurrence vont se déplacer aux portes des mairies, puisque la plupart d’entre elles, notamment les plus importantes, procédaient par voie d’adjudication pour désigner l’entrepreneur qui bénéficiait du droit exclusif d’organiser les convois funèbres, sur les fondements du monopole défini par le décret-loi de prairial an XII.
Les procès vont donc porter, pour l’essentiel, sur le respect par les entrepreneurs, écartés des marchés des fournitures et prestations monopolisées, du dispositif légal, car ceux qui n’en ont pas bénéficié ont cherché à conquérir une place, en jouant sur les imperfections de la réglementation ou en attaquant les traités ou marchés conclus avec les communes.
Une autre forme de concurrence va se faire jour, celle des "intermédiaires" entre les familles et les entrepreneurs qui vont faire office de "mandataires" en conseillant les proches des défunts sur les termes des contrats de vente des fournitures et prestations funéraires en vue de les soumettre aux entrepreneurs, qui percevront en échange une rémunération pour cette entremise.
C’est à Paris que l’histoire nous enseigne l’âpreté de ces combats : la Compagnie Générale des Sépultures, initialement dirigée par le sieur Langle, plus tard fondateur de l’entreprise Générale des Pompes Funèbres, précurseur des PFG, intervenait initialement comme simple mandataire des familles, intermédiaire entre elles-ci et l’entreprise concessionnaire, tout en ayant une activité de constructeur de caveaux, tombeaux et sarcophages et d’établissement des jardins. En 1839, le sieur Vafflard va prendre la direction de l’entreprise et il n’aura de cesse de disputer le marché parisien aux adjudicataires en titre, notamment en multipliant les procès à leur égard.
Cette organisation, qui a prévalu durant tout le XIXe siècle, préfigure à l’évidence le marché des pompes funèbres découlant de la future loi du 28 décembre 1904, d’autant plus que la fonction de "régleur" apparaît avant que les communes deviennent les organisateurs des pompes funèbres, le mandataire est chargé du "règlement du convoi", c’est-à-dire de la relation commerciale avec la famille, en définissant, avec son concours, les éléments constitutifs des funérailles. Les querelles entre délégataires officiels et mandataires ne vont cesser de se multiplier et constituent les prémices de la concurrence acharnée que se livreront durant plus d’un siècle les entrepreneurs de pompes funèbres : celle qui oppose les tenants du monopole aux "agences de funérailles", entreprises non délégataires du monopole, mandatées par les familles pour l’organisation des obsèques, et contraintes de passer par l’adjudicataire pour la part des fournitures et services monopolisés, qui constituaient en moyenne 90 % des opérations.
Il est également un aspect fondamental du décret-loi de prairial an XII qu’il convient de mettre en exergue : bien que napoléonien, il n’en est pas moins inspiré des principes révolutionnaires qui préconisaient l’égalité entre tous les citoyens et qui fut traduit par ce texte, dans le domaine de la mort des Français, de deux manières particulièrement parallèlement cohérentes, à savoir :
- Pour le régime juridique des cimetières, par l’inhumation gratuite dans des sépultures individuelles, dites en service ordinaire ou terrain commun, d’une durée de cinq ans, terme au-delà duquel la tombe pouvait être reprise par la commune pour être consacrée à de nouvelles inhumations.
La concession funéraire ne fut créée et institutionnalisée qu’en 1843
Riches et pauvres devaient recevoir un traitement identique qui abolissait les frontières qui les avaient séparés durant leur existence. Toutefois, et à titre exceptionnel, il pouvait être délivré aux personnes désireuses d’effectuer des legs aux établissements de bienfaisance des "emplacements distincts dans les cimetières afin d’y créer des tombeaux avec fosses particulières". Généralement, ce sont les hospices ou hôpitaux qui devinrent les bénéficiaires de ces fondations.
Certes, le principe de l’égalité était transgressé, mais la morale paraissait sauve, dès lors que cette dérogation emportait le versement de sommes souvent importantes, certains legs portèrent également à Marseille sur le transfert de patrimoines immobiliers conséquents (exemple : la fondation Salvator), qui permirent la construction d’hôpitaux ou d’améliorer les conditions de vie des pensionnaires des hospices publics.
- Dans le domaine des pompes funèbres, comme nous l’enseigne Maxime Ducamp (source : Étude pour la DARES, octobre 2002, précitée), ce qu’il faut considérer, c’est qu’au XIXe siècle , tradition perpétuée depuis, le pauvre ne payait rien pour ses obsèques et l’inhumation.
Selon les auteurs : "À bien y regarder, le service funéraire, tel qu’il était constitué était un impôt somptuaire très onéreux, mais levé seulement sur ceux qui s’y soumettaient, beaucoup sans doute par respect pour les morts regrettés, et un peu aussi, avouons-le, par vanité."
En effet, le cahier des charges transmis et imposé à l’entrepreneur, délégataire, fixait le tarif des différentes classes et était conçu de telle façon que les velléités ostentatoires des plus riches bénéficiaient aux plus pauvres, et notamment aux indigents, représentant une proportion très importante des funérailles en 1873. Au XIXe siècle s’était instauré un dispositif de régulation du marché aux plans de la protection de l’intérêt général, traduit par la solidarité entre Français, et l’économie marchande, qui construisit, ainsi sa légitimité. Les bases d’un service public étaient ainsi jetées et prospéreront tout au long du XXe siècle, pour évoluer d’un monopole religieux vers un monopole public.
C’est en effet par la loi du 28 décembre 1904 que l’organisation et la gestion du service extérieur des pompes funèbres ont été transférées, dans le cadre d’un monopole, aux communes, les fabriques et consistoires étant évincés d’un domaine de compétences controversé durant les vingt dernières années du XIXe siècle.
Déjà, avec la loi du 12 novembre 1881, l’existence de carrés confessionnels dans les cimetières avait été mise à mal par les députés radicaux de l’Assemblée nationale, et plusieurs lois successives avaient accru la distance entre les institutions religieuses et le pouvoir étatique, telle celle du 5 avril 1884 qui avait confié au maire d’importants pouvoirs de police administrative, requalifiée de police municipale, notamment en matière de contrôle de l’ordre, la sécurité, l’hygiène et la salubrité publics au plan de la commune, et plus spécifiquement des pouvoirs de police spéciale pour les cimetières et funérailles.
Au surplus, la fameuse loi du 15 novembre 1887 avait organisé la liberté des funérailles dans leur caractère civil et religieux. Le décret du 27 avril 1889 instaurait un contrôle des conditions applicables aux divers modes de sépulture.
La loi du 28 décembre 1904 s’est donc inscrite, dans un contexte politique axé vers une séparation dans le secteur des pompes funèbres entre les Églises et l’État, en affirmant l’autorité de la commune dans ce domaine très particulier, en interdisant l’intervention des organismes religieux, hors le protocole rituel. À la suite de débats animés au sein des deux chambres parlementaires, le Sénat adoptera l’art. 2 de la loi spécifiant que le service extérieur des pompes funèbres appartient aux communes à titre de service public.
Néanmoins, celles-ci "pourront l’assurer soit directement", et ce sera la naissance des régies municipales, "soit par entreprise", en se conformant aux lois et règlements sur les marchés de gré à gré et adjudications, en matière de travaux publics. La possibilité de déléguer la gestion du service extérieur des pompes funèbres était donc maintenue, ce qui en définitive ne pouvait que conforter les entreprises qui tout au long de la deuxième partie du XIXe siècle avaient combattu, âprement, le monopole religieux.
En fait, la loi énonçait trois facultés de gestion du service extérieur des pompes funèbres, soit la régie directe, soit la délégation par le biais de la technique de la concession ou de l’affermage et, enfin, la possibilité de ne pas intervenir directement sur ce marché, en le laissant entièrement libre.
En se référant au particularisme communal en France qui était dominé par l’existence de plusieurs milliers de communes (on en dénombrait près de 39 000 en 1904 ; présentement, au 1er janvier 2015, la France comptait 36 658 communes, soit 36 529 en France métropolitaine, dont 24 000 au moins ont une population inférieure à 1 000 habitants.
Nous verrons, dans le cadre de notre prochain article, que cette configuration démographique a produit un fort retentissement sur le développement du marché de la mort en France, et qu’elle est à la source de l’essor des agences de funérailles, plus communément appelées "entreprises privées de pompes funèbres", en y insérant celles ayant adopté la forme juridique de l’association.
La marche vers la fin du monopole des communes était largement amorcée, même en décembre 1904, puisque l’histoire nous a enseigné que la cohabitation entre les détenteurs du monopole communal du service extérieur des pompes funèbres était, depuis le décret du 23 prairial an XII, source de conflits, les tendances à la "violation ou la transgression du monopole" de la part des agences de funérailles étant de plus en plus prégnantes et difficiles à réprimer.
Jean-Pierre Tricon
Résonance n°114 - Octobre 2015
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