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Damien Le Guay, philosophe, président du Comité National d’Éthique du Funéraire (CNEF), a été, lors de cette Toussaint 2014, sollicité par différents médias pour donner son sentiment au sujet de la Toussaint – et en particulier une grande tribune dans le Figaro le vendredi 31 octobre dernier. Il reprend ici différentes considérations qui montrent, toutes, le mépris actuel des médias vis-à-vis de cette journée des morts oubliée par les journaux, de cette Toussaint qui n’est pas l’occasion de "parler de la mort" – ce qui est un grand tort. Qui montrent aussi que le problème est souvent mal posé – surtout en ce qui concerne la mort et la religion…

 

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Damien Le Guay, philosophe,
maître de conférences à HEC,
président du Comité National
d'Éthique du Funéraire.

Nous avons vu, durant la Toussaint 2014, ce que nous voyons chaque année, un oubli, une occultation

Le "jour des morts" ne fait pas l’actualité. La Toussaint est le grand fantôme de nos actualités médiatiques. Jamais personne n’en parle. Il y a eu un sujet sur les chrysanthèmes, un autre sur les tombes, un troisième sur les "nouvelles tendances" "écologiques" des cimetières. Deux images "vieillottes", trois commentaires un peu condescendants. Rien sur les nombreux déplacements, les recueillements en foule, les transhumances massives vers les cimetières.

Chaque année, cet évènement est passé sous silence

Après tout, pour les "modernes" (qui pensaient qu’Halloween allait gommer la Toussaint), quoi de plus "ringard" que d’aller sur les tombes des ancêtres ! Bientôt, avec la crémation en pleine progression (déjà 35 % des morts !), tous les corps seront des cendres jetables, les cercueils des urnes mobiles, les cimetières des stades de foot. Et puis, de nos jours, tout doit aller vite. Les attachements, les liens, les deuils, les émotions. Les attachements sont détachables ; les liens provisoires – sous peine de s’engluer dans ses habitudes. Au-delà de trois mois, les deuils deviennent "pathologiques", nous disent les psychologues américains ! Quant aux émotions, elles vont et viennent. Alors, à quoi bon rendre visite à ses morts, avoir des "regrets éternels", faire pleurer les enfants sur la tombe des grand-mères !

Mais, les Français n’entendent rien à tous ces galimatias

Ils se moquent de passer pour "ringards". Et même si l’évènement est en dessous des radars médiatiques, pour la Toussaint, ils vont en foule dans leurs cimetières. En foule, en masse, en quantité. En nombre de personnes concernées, nous vivons là l’événement social le plus important de l’année. Que nous disent les statistiques ? Durant ces journées d’hommages, 35 millions de Français se déplacent. 35 millions. Lors de ces jours de commémorations à "nos chers disparus", 25 millions de pots de fleurs sont vendus et déposés dans les cimetières. 25 millions. Tout ceci donne la mesure de l’évènement que nous sommes en train de vivre. Et cet immense pèlerinage vers les territoires de nos morts, les portes de nos cimetières, leurs allées fleuries, perdure d’année en année. Mais là, étrangement (sans attirer l’attention de nos sociologues modernes !), la "fréquentation", comme on dit, reste stable – même si elle baisse légèrement. Les Français continuent d’aller de chez eux à la maison de leurs morts. Toujours et encore, des millions de gens fleurissent les tombes et conversent avec ceux qui étaient là, nous ont aimés – et que nous aimons d’une autre manière. Toujours et encore, devant les tombes, un mot, un long moment de recueillement, une prière ou deux, un signe de croix, des fleurs déposées, des gorges nouées, l’évocation de ceux qui nous ont quittés, des souvenirs partagés. Toujours et encore.

Pourquoi cette fidélité maintenue au-delà de la mort ?
 
Pourquoi ces dizaines de millions de tombes fleuries ? Avant tout pour rendre hommage à ceux qui nous ont reçus, élevés, aimés, éduqués ; à ceux qui nous ont mis au monde et nous ont donné des raisons de vivre. Faut-il croire que nous sommes posés là par hasard, et que la mort est désormais, nous dit Luc Ferry, "sans pourquoi, sans appel ni au-delà" ! Non. Où sont nos ancêtres décédés ? La science nous dit qu’ils ne sont plus rien. Notre cœur est certain qu’ils sont absents. Ils reposent en terre, dans ces enclaves réservées aux morts. Ils y reposent. Ils nous demandent de les aider à trouver le "repos éternel", comme nous nous sommes reposés sur eux, en eux.

Milan Kundera, l’homme de l’exil, nous le dit bien : la terre des morts est un lieu de conversation avec les sur-vivants – ceux qui prolongent le défunt et s’en réclament. Telle est l’expérience de Sabina – l’héroïne de l’Insoutenable légèreté de l’être. Elle se souvient de la tombe de son père, en Bohème avec, dessus, des fleurs et des arbres. Elle lui parlait et "entendait dans le feuillage de l’arbre sa voix qui lui pardonnait. "Les cimetières prolongent les lignes du cœur, les dialogues secrets avec ceux qui sont encore là, autrement, avec la présence mystérieuse "des voix chères qui se sont tues" – comme dit Verlaine. Le corps est là, sous terre. D’une manière ou d’une autre, il irradie et est encore capable de donner aux survivants un pardon tant attendu – pardon entendu "dans le feuillage de l’arbre".

Il y a donc des morts coupés des vivants et d’autres qui ne le sont pas ; des morts reliés ("religare") et d’autres isolés

Des vivants coupés des morts et donc d’eux-mêmes ; des vivants reliés à ce continent intérieur qui est fait de promesses et d’espérances. La terre des cimetières est bien cette ultime patrie imbibée de la mémoire de nos disparus. Ils nous firent confiance. À nous de prolonger cette confiance, d’en vivre. Et s’ils sont désormais dans leurs "dernière demeure", ils restent à jamais notre humus affectif, nos racines de cœur, la terre de nos engagements.
Est-ce à dire, pour autant, que la mort est "réservée" à ceux qui ont une croyance religieuse ?

Non. Il faut, ici comme dans bien d’autres sujets, faire des distinctions. La mort est une chose. La religion une autre. Diderot pensait, pour lutter contre les religions, qu’il fallait "dédramatiser" la mort, la rendre moins tragique. Il croyait que la religion chrétienne avait augmenté la peur de la mort pour mieux conforter son pouvoir. Et donc, pour diminuer son emprise (ce qui est l’aspiration des Lumières), il fallait, il suffisait même de rendre la mort moins effrayante. Mais, de toute évidence, le caractère dramatique de la mort est inhérent à la condition humaine.

À l’inverse, certains croient que plus on est chrétien plus la mort est douce – tant l’assurance du Paradis pourrait atténuer les peurs. Il suffit, pour se convaincre des limites de cette conviction, de relire "Le Dialogue des carmélites". Bernanos met en scène une mère supérieure qui, dans son couvent, s’est préparée à la mort pendant quarante ans. Mais quand la mort arrive réellement, qu’elle n’est pas une idée mais une évidence imminente, l’angoisse s’impose, emporte tout, brise les convictions, fait sauter toutes les certitudes. Et la mère supérieure pleure, parjure, va même jusqu’à remettre en cause sa foi. Entre la chrétienne qui pensait à la mort et la femme qui est à l’article de la mort, il y une différence de nature et non de degré.

Nous voyons bien que, dans les deux cas, la mort ne va pas de soi

Elle est un drame pour tout le monde. Toujours elle dépasse ce que nous pouvons faire pour nous y préparer. Et jamais il ne suffit d’y penser (ou de ne pas y penser) pour la vivre avec assurance. Elle est, nous dit Emmanuel Levinas, une "fissure" qui éventre tout et nous ouvre à une altérité insoupçonnée. Il me semble qu’il faut distinguer, dans le monde des religions, deux éléments. La religion d’une part et la confession religieuse de l’autre. Mircea Eliade nous le dit : nous sommes avant tout des "hommes religieux" – des homo religiosus. Là est sans doute l’une de nos différences essentielles. Et quand Edgar Morin indique que le début de l’humanité est lié à l’enterrement, au premier enterrement, il y a, sans doute, 100 000 ans, il corrobore cette humanité liée à la mort, cette croyance selon laquelle il faut protéger un corps, le confier à un autre monde, l’entourer de rites de passage.

Quand on parle de "religion", de quoi parlons-nous ?

Il faut s’entendre sur les termes. Trois éléments sont à considérer dans ce terme de religion. D’une part, le fait de se relier (religare) les uns avec les autres, de vivre ensemble et de vivre ensemble la mort en particulier. D’autre part, le besoin, à l’approche de la mort, de se relire – comme on relit un livre, comme on regarde toutes les pages de sa vie. Et, pour finir, l’immense et inépuisable besoin de s’ouvrir à un sens qui nous dépasse, qui donne de la cohérence à nos vies. Quant à la confession (comme la religion de confession chrétienne), elle vient après, s’inscrit ensuite, vient donner une foi à ce besoin viscéral, en nous, de mettre en œuvre notre nature religieuse. Tout cela pour dire que la mort est l’affaire de tous et que la religion est l’affaire de tous ceux qui sont confrontés à la mort – la nôtre ou celle de nos proches.

Il est évident que nous sommes religieux par nature – au sens indiqué plus haut

Quant au besoin de croire, là aussi, il faut le séparer de la confession religieuse. Julia Kristeva l’a rappelé dernièrement : le besoin de croire est en nous, au plus profond de nous. Il nous fait vivre, nous fait accéder à notre part d’humanité – par-delà le biologique, le mécanique, l’émotionnel. Raison et croyance vont ensemble. Encore faut-il le reconnaître et se départir d’un point de vue rationaliste de surplomb qui supposerait qu’existerait une "Raison" seule, neutre, impartiale, implacable, maîtresse de la réalité. Dans son exercice, la "Raison" fait appel à des croyances et à tout ce qui donne du sens à qui nous sommes, à ce que nous faisons, aux raisons d’agir et de se mouvoir. De la même manière, la confession chrétienne (selon ce qu’en disait Benoît XVI) tend à éclairer la raison et son usage. Une foi sans "Raison" est déraisonnable. Une "Raison sans foi est aveugle".

La mort est-elle "inéluctable" pour les croyants et pour les incroyants ?

Là aussi, "l’au-delà de Dieu" vient parachever le désir en nous d’un au-delà de soi. Là aussi, redisons que le "caractère inéluctable de sa mort" est propre à chacun de nous – que nous soyons croyants ou pas. Je me souviens de Paul Ricœur, à la fin de sa vie, quand il a revisité sa foi chrétienne. Il s’est détaché de toute idée de "rétribution" – à savoir ce qui "nous serait dû" au regard de nos "bonnes actions". Il ne demandait rien, n’attendait rien, demandait seulement que Dieu se souvienne de lui. Il s’en remettait à Lui en toute confiance.

Pour chacun d’entre nous, le sens est à trouver – surtout s’il s’agit de sa mort ou de celle de ses proches. Chacun doit le faire pour soi, grâce aux ressources inépuisables d’altérité qui nous font vivre dans les autres, avec les autres, dans et avec l’amour partagé. Là est le travail de la conscience. Elle fait naître des questions, des interrogations, des creux à combler, des mystères à explorer. Rien ne vient jamais de l’extérieur mais toujours d’un dialogue. Et la foi chrétienne est une proposition en réponse à une demande de réponse. Elle est une "attente" dans le prolongement d’une attente, une "espérance" pour ceux qui espèrent, espérer en Dieu.

Y a-t-il quelque chose après la mort ?

Ce "quelque chose après la mort" est d’abord lié à notre monde commun. Nous nous inscrivons tous dans un schéma de transmission d’une génération à l’autre. Nos parents nous mettent au monde, nous y accueillent, nous offrent une place dans un monde qu’il nous faut améliorer avant que de le transmettre à nos enfants. Cette chaîne de transmission est au fondement de tout le reste : la famille, la morale, la cité, la politique, l’écologie, l’art, la religion. Et il nous faut remarquer que ce sens du monde commun (un monde reçu, amélioré et donné aux suivants) se perd. Tocqueville constatait que l’individualisme finit par détendre cette chaîne des générations. Il atomise les personnes, les conduit au repli en eux, sur eux. L’intérêt singulier égoïste fait perdre de vue l’horizon commun. Et il ajoutait que la religion permettait, au contraire, de donner goût à cette solidarité de tous avec tous, ce monde reçu en héritage et qu’il nous faut donner à d’autres après nous.

Nous constatons donc qu’avec la perte du "sens religieux" de "quelque chose après la mort", se perd aussi le "sens collectif" d’une humanité commune, partagée, transmise

Quand on interroge les Français sur les raisons pour lesquelles ils opteraient pour la crémation, 60 % d’entre eux disent qu’ils choisiront la crémation pour avoir le sentiment de n’être pas "une charge" pour leurs familles, ou d’être un élément de pollution pour la nature. Ceux qui choisissent la crémation le font pour être certains qu’ils ne seront pas "en trop" dans le monde de demain. Ils n’auront pas leur place en lui. L’avenir n’est pas fait pour eux. Et donc, ils préfèrent disparaître par avance.

De toute évidence, plutôt que d’opposer "ceux qui croient en Dieu" et "ceux qui n’y croient pas", il faut souligner que les sociétés qui ne s’inscrivent pas dans un horizon religieux, qui ne "croient pas à un au-delà", finissent par perdre le sens d’un "au-delà" de cette génération-ci en faveur des autres générations. L’hyper-individualisme finit par faire perdre le sens de l’abnégation, du sacrifice, du désir fou d’avoir des enfants et de leur faire confiance. Rémi Brague se demande même si un humanisme sans Dieu est aujourd’hui toujours un humanisme, tant il se rétrécit sur lui-même et n’arrive plus à se donner des raisons de vivre !

Damien Le Guay

2014-10-leguay fmt"Le Fin Mot de la vie – contre le mal-mourir en France"

Philosophe, Damien Le Guay est président du Comité National d’Éthique du Funéraire (CNEF), membre du comité scientifique de la SFAP (Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs), il enseigne à l’espace éthique de l’APHP et il vient de faire paraître (octobre 2014) un livre sur les soins palliatifs et l’accompagnement en fin de vie : "Le Fin Mot de la vie – contre le mal-mourir en France", aux éditions du Cerf.

 

Instances fédérales nationales et internationales :

FNF - Fédération Nationale du Funéraire FFPF - Fédération Française des Pompes Funèbres UPPFP - Union du Pôle Funéraire Public CSNAF - Chambre Syndicale Nationale de l'Art Funéraire UGCF - Union des Gestionnaires de Crématoriums Français FFC - Fédération Française de Crémation EFFS - European Federation or Funeral Services FIAT-IFTA - Fédération Internationale des Associations de Thanatoloques - International Federation of Thanatologists Associations