Il était là, vivant, parmi nous. Nous l’avions aimé depuis toujours, soigné depuis quelques semaines. Ce corps autrefois debout, doté d’autorité, inscrit dans une histoire de famille, s’est trouvé atteint par l’immense fragilité de ceux qui luttent contre la maladie. Il s’est couché pour ne plus pouvoir se relever ; s’est alité jusqu’à son dernier moment. D’un coup, en un éclair, la vie s’en est allée. Cet humain-là, si cher à notre cœur, s’est rendu et a rendu son dernier souffle. La mort fut la plus forte. "Ô mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre !" Baudelaire (qui repose au cimetière du Montparnasse) nous le dit : il faut appareiller. Le mourant part et nous restons. Il s’en va ailleurs et nous demeurons sur place dans le silence, les regrets et les pleurs.
Damien Le Guay. |
Il nous faut alors, comme pour préparer les voyages au long cours, pour traverser le fleuve et aller vers l’inconnu, l’aider pour constituer son ultime bagage et le protéger par la pensée et le cœur. Il est là et pourtant il s’en est allé. Que faire ? L’accompagner par des paroles et des gestes. Les paroles nous font accéder au mystère de la vie ; les gestes nous unissent. Avant d’aller rejoindre le cimetière et les territoires de ses promesses, avant de le quitter des yeux, nous devons le confier à ce coffret de bois aussi long que lui, le mettre dans son dernier lit, le déposer sur son dernier matelas, poser sa tête sur son dernier oreiller, le recouvrir d’une dernière couverture et le confier à son dernier sommeil.
Le cercueil est un véhicule de transport préparé par ceux qui restent pour celui qui s’en va. Ne devons-nous pas le protéger maintenant qu’il est là, les yeux fermés, la bouche close, saisi par le froid des espaces infinis ? Oui. Le protéger du monde auquel il n’appartient plus - même s’il n’est pas loin et s'il fait sentir sa présence. Lui donner un tout dernier confinement. Le capitonner de soie. Et puis, avant de fermer ce long coffre d’éternité, nous ajoutons deux ou trois objets personnels, des photos, un livre essentiel, quelques mots d’amour. Tout est là désormais. La barque est pleine. L’équipage s’en va et laisse le capitaine seul avec cet ultime voyage. Le capitaine au long cours devient, nous dit Bossuet (inhumé dans la cathédrale de Meaux) "ce je-ne-sais-quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue".
Et pourtant, ce je-ne-sais-quoi et presque rien ne cesse pas pour autant d’émettre une radiation affective. Le cadavre demeure radioactif en énergie du cœur pendant encore de nombreuses années. Il faut donc le placer dans un sarcophage - celui des momies égyptiennes, des cercueils et celui des centrales nucléaires. Un sarcophage confine et protège ce qui est précieux, trop précieux pour être exposé aux yeux de tous. À quoi ressemble ce lieu confiné qui protège la chair (en grec sarx, sarkos) de tout ce qui pourrait venir le manger, le dévorer (en grec phag, phagein) ? Le cercueil ressemble à une étroite couchette de bateau dans laquelle il n’est plus possible de bouger, avec un plafond tout proche du visage. Quand la nuit sans retour vient, une évidence s’impose : "les beaux étés sans toi, c’est la nuit sans flambeau". Marceline Desbordes-Valmore est triste et s’en va jusqu’au tombeau - elle qui repose au cimetière de Montmartre. Loin des saisons, voici venus cet hiver sans printemps, cette nuit qui n’en finit pas et ce cercueil ad vitam aeternam. L’aimé est dans sa couchette en bois. Il est froid au milieu de la soie. Il s’en va sans nous. Nous poussons son navire et restons sur la rive. Son berceau mortuaire est confié au ciel et à la mer qui sont pour la circonstance, nous dit Baudelaire "noirs comme de l’encre".
Que faire d’un corps tombé de tout son long et qui gît-là sous nos yeux si pleins de larmes ? Le mettre à l’abri, loin des yeux et des bêtes fauves qui pourraient le dévorer. L’enfermer dans la plus précieuse des boîtes, le déposer dans le coffre-fort des squelettes, lui donner la caisse nécessaire à son ultime transport. Le cercueil est cette carrosserie maritime pour aller sur un océan sans retour. Il est plein d’une présence absente et de tous les regrets et toutes les attentes secrètes qui naissent dans son sillage.
Damien Le Guay
Philosophe, essayiste, critique littéraire, conférencier.
Maître de conférence à HEC, enseigne à l’espace éthique de l’APHP et à l’IRCOM d’Angers.
Président du comité national d’éthique du funéraire.
Membre du comité scientifique de la SFAP - soins palliatifs.
Vice-président honoraire de l’Amitié Charles Péguy.
Résonance hors-série n°5 - Décembre 2017
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