Coorganisateur des premières Assises du funéraire, qui se sont tenues au Sénat début octobre, Damien Le Guay en apporta aussi les conclusions en reprenant de manière pertinente les grands points importants de l’étude du Crédoc, initiée par la Chambre Syndicale Nationale de l’Art Funéraire (CSNAF) sur les obsèques et le deuil, fil rouge de l’événement et porteur de réflexions et d’actions pour l’avenir.
Damien Le Guay, philosophe, président du CNEF. |
Débutons par deux constats. Premièrement, partons de la situation actuelle : le deuil est aujourd’hui le parent pauvre des phénomènes sociaux. Dans la vie de tous les jours, nous ne pouvons que constater une disparition des signes élémentaires du deuil - les signes vestimentaires notamment. Peu d’études ont été faites sur le sujet. Rappelons-nous que la tentative en 2011, parrainée par des parlementaires, de faire du deuil et des endeuillés une grande cause nationale pour 2013 a échoué.
Deuxième constat : il y a donc aussi un manque d’intérêt de la part des pouvoirs publics. Lors de la préparation de ces Assises, nous avons constaté qu’il n’y avait pas d’interlocuteurs directs sur la question du deuil. Ni au ministère de la santé, ni à la CNAF (Caisse Nationale des Allocations Familiales) ni à la CNAV (caisse nationale d’assurance Vieillesse). On ne trouve pas de "monsieur ou madame Deuil". Il n’y a pas non plus d’observatoire du deuil et des endeuillés comme cela existe pour le suicide et les suicidés. Contrairement à ce qui avait été demandé lors du projet de "Deuil, grande cause nationale", il n’y a pas non plus réellement de statut des endeuillés comme cela existe pour la femme enceinte, ni de guichet unique du deuil malgré différents essais effectués.
Le continent secret des endeuillés en France
Une fois cela établi, il nous faut considérer l’étude Crédoc comme inédite. Nous la mettons en avant lors de ces Assises, pour lesquelles nous l’avons diligenté. Elle est inédite à la fois par son ampleur, par la nouveauté de ses chiffres et surtout par ce qu’elle révèle. Elle met en évidence une réalité immense, trop cachée et trop invisible. Quelle réalité ? Ce que nous pourrions considérer comme le continent secret des endeuillés en France. Cette étude devrait conduire à une réelle prise de conscience. Un sursaut. Une mobilisation des pouvoirs publics, mais aussi de tous les acteurs, de manière à prendre conscience d’un phénomène qui est trop discret pour être repéré par les radars sociaux. Ces différents éléments doivent nous permettre de prendre en considération collectivement ceci : le deuil relève plutôt aujourd’hui en France d’une offre d’aides fragmentée et d’une atomisation des endeuillés. Le morcèlement domine. Or, il importerait, me semble-t-il, de parvenir à une reconnaissance sociale, une visibilité collective, une organisation plus cohérente.
Quelles formes pourraient avoir cette reconnaissance sociale ? D’abord de reconnaitre, une fois pour toutes, que les endeuillés sont là même si nous ne les voyons pas de prime abord, qu’ils existent parmi nous, avec nous, et sont partie prenante de la société. Inversement, pour sortir d’un certain ostracisme, ils ne doivent plus avoir l’impression d’être considérés comme des intouchables, des invisibles, des incompris ou des individus douillets - douillets s’ils se plaignent ou font "durer" trop longtemps leurs peine. On pense, ouvertement ou à demi-mots, que le deuil est un trouble passager, pour partie douloureux et pour partie dépendant de la volonté, et qu’il importe à chacun, individuellement, de le "gérer", de le "travailler" avec efficacité pour "en sortir" au plus vite. Or, les psychologues (comme Christophe Fauré), pour ne parler que d’eux, savent bien que la volonté n’est pas seule à la manœuvre et que sa durée est bien plus longue que prévu. Il nous faut donc, collectivement, sortir de ces représentations du deuil qui sont fausses et finissent par se retourner contre les endeuillés eux-mêmes. S’ils n’en sortent pas c’est qu’ils le veulent bien et se complaisent en lui. Or, le deuil est plus profond que le travail que nous pouvons faire avec lui. Il nous faut donc, pour toutes ces raisons, vis-à-vis du deuil une prise de responsabilité nouvelle, inédite, sociétale, des hommes politiques, des acteurs du secteur et des pouvoirs publics.
Une reconnaissance sociétale pour réhabiliter le deuil
Il ne s’agit pas (que les sénateurs se rassurent !) de déployer de nouvelles lignes budgétaires ou d’instaurer de nouveaux problèmes là où ils n’existent pas. Non, il est question, tout simplement, d’un nouveau regard posé sur une réalité déjà là mais que nous ne voyons pas comme nous devrions la voir. Un nouveau regard. Une nouvelle forme de déférence collective, une éthique communautaire. Tout cela pour ne plus laisser seuls les endeuillés, pour parvenir à un tact nouveau. Que dire collectivement ? Que le deuil est normal, que sa durée est normale, que sa prise en compte par tous les acteurs du deuil est normale.
Cette reconnaissance sociétale tendrait à "réhabiliter le deuil", selon le souhait de Christophe Fauré, à savoir, ne plus renvoyer les endeuillés à leur singularité, à la particularité de leur propre deuil, à leur immense solitude. Cette sortie d’un deuil individuel se ferait par la reconnaissance de mécanismes communs pour tous les endeuillés et donc d'un ensemble d’expériences, de souffrances et d’évolutions qui font du deuil l'affaire de tous et de chacun. Cette réhabilitation du deuil a pour objectif de passer d’une situation actuelle où les endeuillés sont renvoyés à leur propre fragilité à une autre situation où les endeuillés sont avant tout des personnes affectées par un deuil, et donc reconnues comme telles.
De l’individuel au collectif
Actuellement, les endeuillés sont acteurs de leur propre prise en main, affairés avec leurs propres faiblesses personnelles et loin des prises en charge collectives. Si nous voulons réhabiliter le deuil, on doit inverser cet ordre de priorité pour que celui-ci vienne avant les endeuillés, afin que ces derniers soient reconnus et accompagnés comme tels, qu’ils sachent à qui s’adresser, qui voir, et puissent connaître les aides auxquelles ils ont droit. D’une manière générale : qu’ils aient la possibilité de se débrouiller face à un deuil qui n’est pas seulement le leur mais est avant tout une réalité collective. Cela suppose de passer d’un renvoi incessant sur soi (pour sortir au plus vite de son deuil) à une reconnaissance globale, collective et sociétale d’une réelle blessure invisible.
C’est aussi le passage d’un deuil de courte durée, et d’une nature seulement psychologique, à une conception plus large d’un deuil étendu en durée et en nombre d’effets pour conforter de multiples prises en charge. Ce sont les ambitions légitimes que l’on peut avoir et que je résume de la manière suivante : "Mettre le deuil avant les endeuillés", "décloisonner le deuil" (qui n’est pas que psychologique) et "reconnaître tous les accompagnants" (hôpitaux, psychologues, opérateurs funéraires, groupes de paroles, religieux, etc.) qui participent à faire sortir les personnes endeuillées du deuil.
L’effondrement de protections sociales
Pour comprendre comment est né ce problème de perception du deuil, nous devons en passer par l’Histoire et constater un effondrement de quatre protections sociales autour du deuil. La première est la capacité qu’avait le religieux de prendre en charge tous les moments de la mort : celui du mourant, et des obsèques, et du deuil. La deuxième : les "pompes funèbres" qui, autrefois, déployaient un cérémonial et toute une "pompe" qui était un peu grandiloquente mais mettait tout le monde à la hauteur d’un événement inouï. Il y a un rapport direct entre l’emphase du funéraire et l’entrée plus évidente dans son deuil. Plus le rite funéraire était "visible", grandiose, plus la capacité des individus à pouvoir en sortir allait de soi. La troisième concerne la visibilité sociale avec les habits du deuil – le noir réglementaire et une durée réglée pour le "grand deuil" ou un "demi-deuil". Ceux-ci permettaient de rendre ostensible la disparition d’un être cher sans avoir besoin de le dire et de donner aux autres, à tous, la possibilité de manifester une politesse, une attention particulière, d’avoir du tact. Enfin, la quatrième protection disparue concerne l’organisation sociale du deuil : les visites organisées auprès du défunt, les condoléances à la famille, les visites "obligatoires" aux endeuillés…. Tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, codifiait la manifestation d’une solidarité sociale. Et cela a existé pendant des siècles.
Les principaux enseignements de l’étude du Crédoc
Ces protections sont tombées presque d’elles-mêmes. Rien n’en a décrété la disparition sinon "l’air du temps" et un repli social vers l’individualisation des peines et des chagrins. Posons-nous alors quelques questions : l’émotion est-elle aujourd’hui moindre qu’elle ne l’était avant ? Bien évidemment non. Y a-t-il, comme le disent certains sociologues, un deuil moderne "plus léger" en opposition à un deuil ancien "plus lourd" ? Il me semble que non. Le deuil en soi n’a pas une nature spécifique actuellement plus légère que celui des anciens et que les anciens ne comprenait pas.
Face à cela, il importe donc de reconfigurer autrement ces protections sociales. Tel est l’enjeu. Soit nous continuons d’aller dans le sens de la réduction de notre part d’humanité à l’égard des endeuillés, soit nous sortons (comment ? tout est là) l’individu de l’enfermement dû à son deuil et nous redéployons de manière différente, une protection pour les individus.
Afin de bien analyser le problème tel qu’il est, il est nécessaire de reprendre les principaux enseignements de l’étude du Crédoc. J’en distingue treize de manière à mettre bien en évidence les points saillants de ladite enquête.
L’importance du deuil qui touche presque la moitié des français
Dans un premier volet, l’enquête dévoile toute l’importance du deuil et ses conséquences en cascade sur l’endeuillé.
1/ L’enquête révèle que le deuil est un phénomène social large. Large car les endeuillés sont très nombreux : 42 % des Français se déclarant en deuil. Et si on réduit un peu la focale, au moins sept millions de Français connaissent un deuil certain, actif et profond.
2/ Le deuil est un vécu douloureux et durable. Seuls 16 % des Français déclarent avoir terminé leur deuil au bout d’un an et au bout de cinq ans, le deuil s’achève pour la majorité des gens. On voit bien que le douloureux et le durable se conjuguent.
3/ Un deuil peut ne jamais se terminer. Le travail du Crédoc montre bien que certains deuils durent toute une vie. 31 % des endeuillés le sont de cinq à vingt ans et 12 % le sont depuis plus de vingt ans. Cette durée peut surprendre. Comment la comprendre ? La première explication est relative aux conditions du décès. Plus il est violent (suicide, accident) plus le deuil est long – selon ce que nous dit l’enquête. La deuxième est que cette enquête est relative au vécu subjectif. Ainsi, quand il est question "d’être en deuil", 42% des Français disent qu’ils le sont. Enfin, troisième élément explicatif : n’oublions pas que le deuil est à la fois une douleur ressentie liée à une perte et une fidélité à celui qui n’est plus là. Ainsi (comme le dit si bien Philippe Forest), consoler quelqu’un et lui dire qu’il doit oublier, c’est une façon de lui demander d’oublier celui qui vient de disparaître et donc, en quelque sorte, de le trahir.
États de dépression et troubles psychologiques pour presque la moitié des endeuillés
4/ Le deuil touche surtout les personnes entre 45 et 54 ans. C’est dans cette décade de la vie que les deuils sont les plus fréquents, pour concerner, surtout, les parents et les plus proches.
5/ Les effets en cascade du deuil. Il n’y a pas un effet mais de multiples effets. Et ces effets s’ajoutent les uns aux autres. D’où de nombreux contrecoups dépressifs et durables du deuil. 40 % des endeuillés ont connu des états de dépression et des troubles psychologiques. Pour la majorité, ils ont duré plus de six mois. Pour les états dépressifs profonds qui se manifestent par une perte du goût de vivre, des angoisses et, pour 12 % d’entre eux, par des pensées suicidaires.
6/ La fatigue physique est persistante. La moitié des endeuillés ont ressenti, dit l’étude, une grande fatigue, et pour la moitié de ceux-ci, cela dure au moins un an. Mais elle peut aussi perdurer plus longtemps.
7/ Troubles relationnels. Ces troubles sont la conséquence des autres troubles et concernent 27 % des endeuillés. Ils se traduisent par un repli sur soi, un appauvrissement du lien social, un changement des habitudes de vie.
8/ Les perturbations spirituelles qui suivent un deuil. 29 % des endeuillés ont connu des ébranlements spirituels et ont le sentiment parfois d’être en lien direct avec le défunt, soit par la parole, soit par la présence. Ces éléments de déséquilibre sont significatifs.
De la qualité d’accompagnement dépend la qualité du deuil
Dans un second volet, l’enquête traite de l’accompagnement et de son caractère essentiel. Nous pouvons légitimement dire à ce niveau d’examen que de la qualité de l’accompagnement dépend la qualité du deuil.
9/ Les dérèglements liés aux conditions du travail. 58 % des endeuillés sont victimes d’un "coup de mou". Cela peut aller jusqu’à de fréquents moments d’absentéisme. Et pour 18 % d’entre eux, il y a un épuisement au travail, une défaillance, une perte d’envie de travailler. Les conditions de travail se trouvent donc largement perturbées par le deuil.
10/ Perturbations maximales durant la première année. C’est sur cette première année que doit porter l’attention de tous. Pendant celle-ci, 30 % des endeuillés ont connu des difficultés financières et professionnelles. Ce chiffre est encore de 14 % au bout de cinq ans.
11/ Les conditions de fin de vie ont un impact positif sur le deuil. Le malade à l’hôpital, s’il est bien pris en charge, permettra à sa famille, après sa mort, un "meilleur" deuil. La qualité de la fin de vie rejaillit sur la qualité d’un deuil. L’impact d’une "bonne" qualité de fin de vie est positif pour 35 % des interrogés et, pour la moitié, une bonne prise en charge en fin de vie a une incidence directe sur le deuil. Comment apprécier ces effets positifs ? Ils peuvent exister quand le malade est entouré par la famille ; quand il est resté en état de communiquer (quand il parle avec ses proches, leur parle et échange avec eux) ; quand il est resté conscient jusqu’au bout. Cet état de présence consciente est positif pour 41 % des endeuillés.
Rôle des opérateurs funéraires et des religions
12/ Le rôle central des opérateurs funéraires. L’étude montre bien que plus la participation active à la préparation des obsèques est forte, plus l’impact est positif sur le deuil. Plus l’implication dans celles-ci est importante, plus l’effet est bénéfique. Si les pompes funèbres sont des coorganisateurs avec la famille de la préparation et des obsèques elles-mêmes, l’effet est positif pour les familles. On voit bien que les opérateurs funéraires sont les opérateurs les plus importants de tous les professionnels qui interviennent autour du deuil. En effet, afin de permettre au deuil d’être le moins négatif possible, ils l’adoucissent par leur capacité à faire participer la famille aux préparatifs et au déroulement des obsèques. Cette collaboration permet à la famille d’entrer dans le deuil d’une manière plus favorable.
13/ Le rôle essentiel des religions. Dans 76 % des cas, les obsèques eurent une connotation religieuse. Ce chiffre est notable – et bien au-delà de ce que certains en disent. Il démontre bien, contrairement à ce que l’on pourrait croire, que les religions ont toujours un rôle central dans les obsèques. Rôle central et persistant. Qu’elles continuent de jouer leur fonction d’organisation, d’aménagement spirituel, de prise en charge de la douleur, d’orientation vers autre-chose. 61 % de ceux qui ont assisté à des obsèques religieuses disent que celles-ci ont eu un effet positif ou très positif sur leur deuil. Donc, contrairement à ce qui est dit habituellement, la religion est toujours une composante capitale des obsèques et elle contribue positivement au deuil.
Prises de conscience sociétales indispensables
Après avoir examiné l’enquête du Credoc, il nous faut maintenant en tirer les conséquences. Quelles sont les prises de conscience sociétales indispensables pour normaliser le deuil, le décloisonner et pour reconnaître la diversité des accompagnants ? Pour ma part, j’en dénombre cinq. Cinq prises de conscience.
1/ Tout d’abord, sortir les endeuillés de leur invisibilité. Nous venons de voir que cette invisibilité est la règle. 42 % des Français se déclarent en deuil et, si on ressert la focale, on a 6 à 7 millions d’endeuillés actifs. Ils sont extrêmement présents et constituent une majorité silencieuse, souffrante et organisée.
La question est de savoir pourquoi un tel oubli ? Pourquoi les endeuillés ne sont pas plus visibles ? Il n’y a pas de syndicat des personnes endeuillées, pas de groupe de pression organisé. Ils n’apparaissent pas ou très peu dans les médias. Ils ne manifestent pas, ne demandent rien. Et donc s’ils n’ont pas de visibilité, pour beaucoup, ils sont une masse invisible, indistincte et inorganisée. Mais si on tient compte de cette enquête du Crédoc, de la masse des endeuillés et de leur quantité très significative, il me semble qu’il faut reprendre en considération les endeuillés comme un grand groupe oublié qui est en manque de reconnaissance.
2/ Reconnaitre les souffrances psychiques et physiques des endeuillés. Les endeuillés doivent être reconnus comme des blessés invisibles. Il y a des blessures visibles, des maladies qui affectent le corps et que l’on peut soigner par la médecine. Et d’un autre côté, il y a un certain nombre de traumatismes invisibles qui supposent que des soins de l’esprit, de l’âme, des soins psychologiques, spirituels, doivent être déployés pour faire face à ces maux.
Bien évidemment, dans une société rationnelle, comptable, on peut assez facilement passer à côté de l’invisible, du muet, de ce qui ne se manifeste pas ouvertement. Les blessures invisibles n’en sont pas moins des blessures et il faut qu’on leur porte l’attention qui leur est due. Elles doivent, en tant que telles, être prise en charge. Si nous estimons qu’il y a un avant et un après étude du Crédoc, il faut considérer qu’à partir d’aujourd’hui, ces endeuillés doivent être reconnus comme une catégorie à part entière, avec des acteurs de soins dédiés.
Les injonctions sociales sur la temporalité du deuil
3/ Le temps des endeuillés n’est pas aussi limité que ce que la société voudrait qu’il soit. Cette troisième prise de conscience vient s’affronter aux injonctions qui ne cessent de renvoyer les endeuillés à un travail "rapide" : "Il faut faire vite", "ça va passer", "il faut tourner la page", "avec le temps ça passe". Le contresens, c’est que ces injonctions de la société s’opposent à ce que les endeuillés vivent et savent. Ils savent que le deuil est une souffrance durable, une ressource négative durable, dans un parcours du combattant de longue haleine.
Le rapport du Crédoc relève bien ce temps long. 16 % seulement des endeuillés déclarent avoir terminé leur deuil au bout d’un an. Et (redisons-le) la période de deuil s’achève, pour une majorité de Français, entre 3 et 5 ans. Il faut donc éviter, tenir à distance, toutes injonctions sociales sur le "temps court" du deuil, sur le "travail rapide" d’un deuil. Il faut dire que dans les manuels de psychologie qui font autorité (comme le DSM américain qui en est à sa 5e version) il est dit qu’au bout de deux à trois mois, si le deuil continue, il rentre dans le domaine "pathologique" - à savoir, un domaine qui peut permettre d’administrer des médicaments, des tranquillisants.
D’une manière, il nous faut interroger cette notion de "résilence" à la mode qui, quand elle devient une sorte de religion indispensable, finit par se retourner contre les patients eux-mêmes et les endeuillés eux-mêmes. Non, le "positif" n’est pas toujours aussi puissant pour ramener à la normale un sujet humain et gommer les difficultés qui l’accablent. Il ne faut pas considérer la résilience comme une injonction, une obligation, une contrainte qui pèseraient sur les individus de manière inconsidérée de sorte qu’ils devraient "impérativement", en insistant sur la positivité, le retournement inéluctable du négatif en positif, "sortir" au plus vite d’un deuil et ce, le plus rapidement possible.
Il faut donc arrêter de penser que le deuil dépend des endeuillés eux-mêmes et que les phases dont on parle se succèdent si rapidement qu’on en sortirait très vite. Christophe Fauré (psychiatre participant à la table ronde des Assises) nous dit bien que cette cicatrisation prend des années, que les phases sont indicatives et qu’elles peuvent avoir des entremêlements, des déploiements plus compliqués que leur simple succession. Il importe de quitter l’idée d’un deuil psychologique rapide pour entrer dans l’idée d’un chagrin tel que Roland Barthes en parle dans son "Journal de deuil" et tel qu’évoqué, avec une immense intelligence sensible, par Marcel Proust.
Entendre la polyphonie du deuil
4/ Reconnaitre qu’un endeuillé est affecté dans tout son être et dans toutes ses activités. Limiter le deuil à un facteur psychologique revient à passer à côté de la nature polyphonique du deuil. Il est impossible de fragmenter le deuil comme il est impossible de fragmenter un individu. Tout cela est lié à un drame existentiel. L’enquête du Crédoc nous dit bien : les effets sont cumulatifs. Dès lors, les ressources permettant de lutter contre ceux-ci sont nombreuses. Il s’agit d’entendre les différents registres harmoniques du deuil. Un endeuillé est d’abord endeuillé avant d’être atteint dans l’un ou l’autre de ses registres de vie. Il souffre de différentes manières. Les résonances de son deuil sont multiples.
Il y a un effet domino de cette épreuve sur sa vie, sur tous les compartiments de son existence : sa vie personnelle, sa vie familiale, sur sa vie en entreprise. Sur tous les éléments qui effectivement nous affectent et nous permettent d’exister dans les différents subdivisions de notre existence. Il est vrai que les avantages des habits du deuil (qui ne subsistent plus aujourd’hui) étaient de manifester cette évidence-là ici et là-bas, là et ailleurs, dans la rue et au travail. Comment pouvons-nous retrouver ce sens de cette évidence, ce sens de la responsabilité sociétale, y compris en entreprise ?
De l’utilité capitale des pompes funèbres
5/ Considérons le rôle central des pompes funèbres dans l’organisation des aides pour les endeuillés. Les opérateurs funéraires, on le voit bien, jouent un rôle central dans cet itinéraire du deuil. Ils sont les derniers intervenants importants avant que l’endeuillé ne se retrouve seul avec lui-même, seul face à la société, seul dans cette grande traversée du désert du deuil qu’il va affronter seul. S’ils ont cette place-là, ils doivent être reconnus comme un acteur essentiel. Et, considérons leur importance, leur place, leur fonction, il devraient pouvoir réorganiser autrement cette traversée du deuil qui, aujourd’hui, se fait sans boussole, sans carte pour s’aventurer dans ces "leçons des ténèbres" du deuil.
Nous savons que les pompes funèbres ont de plus en plus un rôle de conseillers, d’orienteurs, de guides - comme les guides de haute montagne quand il faut s’aventurer sur des terres hostiles et inhospitalières. Telle est l’évolution actuelle du métier. Est-ce à dire qu’ils sont, sans le savoir, et compte tenu de l’actuelle mode des "coachs" en tous genres, des "coachs funéraires" ? On serait tenté de le dire. Ils sont de moins en moins des fournisseurs d’articles, des transporteurs de corps ou des manieurs de cercueils et de plus en plus des accompagnateurs. Il faut prendre en considération cette nouvelle implication fondamentale - qui est pleine et entière vis-à-vis du deuil. Si on considère cela, une double prise de conscience est nécessaire. D’une part, de tous vis-à-vis de ce rôle que jouent les opérateurs funéraires, de cette responsabilité sociétale qui est la leur. D’autre part, provenant des pompes funèbres elles-mêmes dans une vaste prise de conscience qualitative de leurs prestations. Cette prise de conscience existe. Elle doit être renforcée. Elle est indispensable pour améliorer l’offre de conseil, l’orientation des endeuillés vers des démarches possibles et utiles et l’accompagnement (l’écoute) qu’ils peuvent donner aux endeuillés.
Les conseillers funéraires sont d’une certaine façon les urgentistes du deuil, les premiers intervenants auprès du mort et de la famille. Ils sont aussi ceux qui peuvent mieux que les autres orienter, guider, organiser les secours et les protocoles d’urgence, accompagner ces moments douloureux et la traversée du désert ; et toujours essayer de garder le contact afin de ne pas laisser l’endeuillé seul.
Voilà les cinq points que je souhaitais souligner en guise de conclusion.
Damien Le Guay
Nota :
* Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (également désigné par le sigle DSM, abréviation de l’anglais : "Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders").
Philosophe, Damien Le Guay est président du Comité National d’Éthique du Funéraire (CNEF), maître de conférences à HEC, membre du comité scientifique de la SFAP (Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs), il enseigne à l’espace éthique de l’APHP et il a fait paraître (octobre 2014) un livre sur les soins palliatifs et l’accompagnement en fin de vie : "Le Fin Mot de la vie – contre le mal mourir en France", aux éditions du Cerf, sans oublier son livre sur la crémation (La mort en cendres, le Cerf, 2012) et celui qui donne la parole à de grands témoins sur le commerce entretenu avec leurs morts (Les morts de notre vie, Albin-Michel, 2015). |
Résonance n°125 - Novembre 2016
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