Le litige est des plus singuliers, il s’agit d’un refus opposé par le maire d’une commune de restituer des ossements à une famille. Plus précisément, il s’agirait d’ossements du célèbre Chevalier Bayard sans peur et sans reproche… déposés aux archives départementales. L’Administration envisage que cette impossible restitution découle de la nature domaniale de ces ossements. On verra que le juge n’évoque même pas cette possibilité, pourtant séduisante, pour, plus classiquement, faire prévaloir la logique qu’il semble suivre désormais en matière de restitution des restes inhumés dans les ossuaires.
Tribunal administratif de Grenoble, 23 décembre 2021, n° 1705472-2100977
La possibilité d’un domaine public mobilier
L’argument principal de l’Administration pour refuser la restitution réside dans la qualification qu’elle pense pouvoir conférer au bien, or, si cette problématique est complétement tue par le jugement, elle n’en demeure pas moins des plus intéressantes. Essayons de la présenter simplement.
Le Code Général de la Propriété des personnes publiques (CG3P) énonce à l’art. L. 2111-1 CG3P que : "Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’art. L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public."
Schématiquement, ceci signifie que certains biens publics obéissent à un régime juridique particulier, la domanialité publique, dès lors qu’ils remplissent certaines conditions. Or cette qualification est importante, car, une fois qualifiés de tels, ces biens ne peuvent être gérés comme les autres. Tout particulièrement, ils sont inaliénables et ne peuvent donc quitter le patrimoine de la personne publique qu’au prix d’une procédure spécifique que l’on appelle "le déclassement" et qui vient constater que le bien n’est plus utilisé pour la raison qui l’avait fait qualifier de "bien relevant du domaine public".
C’est ce que traduit l’art. L. 2141-1 du Code de la propriété des personnes publiques lorsqu’il énonce que "un bien d’une personne publique mentionnée à l’art. L. 1, qui n’est plus affecté à un service public ou à l’usage direct du public, ne fait plus partie du domaine public à compter de l’intervention de l’acte administratif constatant son déclassement".
Ainsi, en l’absence de déclassement, c’est-à-dire d’un acte administratif exprès (alors que l’appartenance au domaine public n’en nécessite aucun et n’est que la résultante de l’application des critères de la domanialité au bien considéré), le bien relève toujours du domaine public et demeure à ce titre inaliénable. Par exemple, la vente d’un bien relevant de ce régime domanial peut être annulée à tout moment (CE 7 mai 2012, SCP Mercadier et Krantz, req. n° 342107, AJDA 2013 p. 1171, note Foulquier).
Cette nullité peut être revendiquée sans limitation de durée (un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 25 février 2009 (pourvoi no 07-15.772 : JCP A, n° 14, 30 mars 2009, 2080, note P. Yolka) vient annuler une mise en copropriété, qui datait du 7 mai 1881, c’est-à-dire plus de 120 années après l’opération, en raison de l’absence de déclassement du bien au moment de sa vente.
Or, ce même CG3P a posé le principe de l’existence d’un domaine public mobilier à côté du domaine public immobilier. Mais, si sur le principe les vieilles querelles doctrinales relatives à l’existence même de ce domaine sont révolues (pour ne citer qu’un exemple, cf. l’affaire des stalles d’une église, CE 17 février 1932, commune de Barran, D 1933, 3e partie p. 49 avec la célèbre note de René Capitant), il n’en reste pas moins que cette définition reste perfectible.
Le début de l’art. L. 2112-1 du CG3P dispose donc désormais que : "Sans préjudice des dispositions applicables en matière de protection des biens culturels, font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique, notamment." Il s’ensuit alors une énumération, mais celle-ci n’est que purement exemplative, puisque l’article prend soin d’utiliser l’adverbe "notamment". Ainsi, il peut exister des biens meubles qui, sans correspondre à cette liste, relèveront du domaine public parce qu’ils présentent "un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique".
Un domaine public non affecté
Traditionnellement, l’incorporation d’un bien dans le domaine public est le fait de son affectation (sous réserve d’exceptions légales). Or, il convient de remarquer que, pour le domaine public mobilier, le critère de l’affectation, qui est le grand critère de l’application du régime juridique de la domanialité publique, ne joue aucun rôle. En effet, l’art. L. 2112-1 dispose que sont tout d’abord concernés : "les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique".
C’est là que le bât blesse, à partir de quel moment un bien mobilier présentera-t-il de telles caractéristiques ? Surtout, que faut-il entendre par le terme "intérêt public" ? Par exemple, le 10o de l’art. L. 2112-1 inclut, parmi les biens relevant du domaine public, les documents rares ou précieux des bibliothèques, il va donc falloir, pour gérer ces ouvrages, un jour ou l’autre se poser la question de leur rareté.
En effet, s’ils sont rares ou précieux, ils relèveront du domaine public, alors que, s’ils sont plus courants, ils relèveront du domaine privé, leur régime juridique dépendra donc de critères tout à fait subjectifs, voire variables, quelque chose de courant à un moment peut devenir rare, et le contraire ne semble pas impossible. Ainsi, un bien qui à un moment donné semble faire partie du domaine privé pourra insensiblement glisser dans le domaine public au fur et à mesure qu’il se raréfiera… De surcroît, l’utilisation du bien ne jouera aucun rôle dans la nature juridique de l’ouvrage. Nous aurons ainsi des biens non affectés faisant partie du domaine public, et des biens affectés relevant du domaine privé
Or, n’ayons pas peur d’enfoncer le clou, il y a de grandes conséquences au classement du bien dans l’un ou l’autre domaine, et tout particulièrement le problème de l’entrée et de la sortie de ces biens du domaine public. Si les biens relevant du domaine public n’ont pas nécessairement à être classés (exception notable de la voirie), l’affectation réelle du bien primant sur l’acte formel de classement, ils ont en revanche (en général) besoin d’être déclassés, après leur désaffectation, par un acte juridique, pour être reversés dans le domaine privé puis aliénés. Ici, encore le reversement dans le domaine privé devra alors résulter de la perte de l’intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique.
Des restes mortels peuvent appartenir au domaine public
Pour illustrer cette affirmation, on pourra citer l’affaire dite "des têtes maories" : la ville de Rouen envisagea la restitution à la Nouvelle-Zélande d’une tête humaine, maorie. Seulement, cette tête est entreposée au musée de Rouen, musée national, et fait ainsi partie de son domaine public. Un déclassement de ce bien par son propriétaire à des fins de restitution était alors indispensable, ce à quoi il se refusait.
Il faut alors une loi pour que soit possible la restitution des têtes maories des collections publiques, en les déclassant légalement (L. n° 2010-501, 18 mai 2010, art. 1er : Journal Officiel 19 mai 2010 ; S. Duroy, Peut-on perdre la tête... maorie, dans le respect du droit ? : AJDA 2011, p. 1225). Ce débat ubuesque n’est pas d’ailleurs sans précédent, puisqu’il fallut le vote de la loi n° 2002-323 du 6 mars 2002 relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de la "Vénus hottentote" à l’Afrique du Sud, pour pouvoir rendre à ce pays les restes mortels d’une femme.
Seulement, l’art. L. 2112-1 peut annihiler la portée de cette loi, car l’affectation ne peut être décidée par l’Administration, c’est l’intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique qui devra jouer, et cette tête a beau être un reste mortel, dont on peut penser qu’il est moral de la restituer à fin d’inhumation, il n’est pas sûr que cela joue un quelconque rôle du point de vue de son intérêt scientifique ou historique. Pourtant, le tribunal administratif reste muet sur cette problématique, et préfère se placer sur un autre registre, celui de l’impossibilité de déterminer lesquels de ces ossements sont ceux du Chevalier Bayard …
L’impossible restitution d’ossements non individualisables
Rappelons que ces ossements sont conservés aux archives départementales, néanmoins, ce n’est pas ce mode de conservation ni le régime juridique de ces ossements qui va justifier leur impossible restitution. À dire vrai, le juge ne va pas ici même se poser cette question, mais la considérer au prisme de l’identification de ces restes revendiqués, permettant, nous le croyons, de tracer un parallèle avec le régime des restes déposés à l’ossuaire.
On sait que désormais le juge administratif semble favorable à la possibilité d’exhumation individuelle de restes déposés à l’ossuaire dès lors que ceci est matériellement possible (CAA Lyon, 19 mars 2015, n° 14LY00931, Mme B, commentaire Jeanne Mesmin d’Estienne, JCP A n° 48, 30 novembre 2015). Force est de constater que le Conseil d’État semble valider cette possibilité (CE, 21 novembre 2016, n° 390298, B c/commune de Saint-Étienne ; JCP A 2016, act. 916 ; cf. également : Emmanuel Salaun, "Exhumation des restes placés dans l’ossuaire. – Le juge se serait-il pris les pieds dans l’intensité de son contrôle juridictionnel ?" (JCP, A n° 27, 10 juillet 2017, 2175).
Il ressort de la lecture de ces arrêts que, si l’ossuaire est en principe la dernière sépulture, le juge n’exclut pas, par principe, la restitution de restes individualisés déposés à l’ossuaire, et que le seul moyen pour le maire de le refuser serait l’impossibilité matérielle d’identification de ces restes. Ainsi, le Conseil d’État invalide l’arrêt de la CAA parce qu’il reproche à la cour de ne pas avoir contrôlé les raisons pour lesquelles le maire ne pouvait matériellement accéder à la demande de la justiciable.
Nécessairement, a contrario, c’était reconnaître que le maire, bien loin de pouvoir refuser uniquement parce qu’il était en compétence liée, devait apprécier la possibilité d’une exhumation. Pour faire simple, le maire ne refuse pas l’exhumation parce qu’il est obligé de refuser, ce qui consacrerait l’idée jusque-là dominante du retrait impossible des restes inhumés dans l’ossuaire, mais bien que le maire devait expliquer les raison pour lesquelles il était matériellement impossible, ou à tout le moins très difficile, de procéder à cette exhumation.
Ce raisonnement valide nécessairement que le Conseil d’État n’estimait pas qu’une telle exhumation est impossible. Relevons néanmoins que le juge judiciaire ne semble pas partager cette position, puisque récemment, il estima que l’ossuaire, à l’égal de ce que considère la doctrine administrative, ne peut faire l’objet d’exhumation (Cour d’appel d’Agen, 1re chambre civile – 10 avril 2019 – n° 16/00662).
À la lecture du jugement, on s’aperçoit que ce sont 165 ossements qui ont été déposés aux archives, et que rien ne permet avec certitude de déterminer ceux du chevalier Bayard, si tant est qu’ils y soient. Il ne sera donc pas fait droit à la demande des Parisot de Bayard.
Extrait du jugement : 6. Il ressort des pièces du dossier que le conseil départemental de l’Isère a mis sous scellé et conservé dans ses archives depuis 1966, à la demande de la commune de Saint-Martin d’Hères, une partie (165) des ossements humains découverts en 1937 lors des fouilles archéologiques du caveau Bourchenu, parents du Chevalier Bayard (Pierre du Terrail de Bayard, officier, né vers 1470). Ledit caveau se trouvait dans les vestiges de l’église du couvent des Minimes à Saint-Martin-d’Hères. 7. S’il est constant que l’enterrement du Chevalier Bayard en 1524 a eu lieu dans l’église du couvent des Minimes de la Plaine (Saint-Martin-d’Hères), le transfert de sa dépouille du chœur de l’église jusqu’au caveau de la famille C... (chapelle latérale de la même église), dans lequel ont été effectivement découverts en 1937 les ossements revendiqués, n’est pas formellement établi par les pièces du dossier. 8. Quand bien même ledit transfert de la dépouille du Chevalier Bayard aurait eu lieu dans ce caveau, il résulte de la note de la commune de Saint-Martin-d’Hères, intitulée "nomenclature des ossements prélevés sur le lieu d’inhumation du Chevalier Bayard", annexée au reçu de dépôt du 10 mai 1966 du conservateur en chef, directeur des services d’archives du département de l’Isère, que les ossements de plusieurs personnes se trouvant dans le caveau de la famille C... ont été prélevés lors des fouilles en 1937. En outre, seule une partie (165) des ossements prélevés a fait l’objet d’une mise sous scellé et a été archivée en 1966. 9. Par ailleurs, la synthèse des résultats d’analyses réalisées en 2016, à la demande de M. D... E..., par le professeur Lucotte, anthropologue, sur un crâne faisant partie des 165 ossements mis sous scellé, ne permet pas, à elle seule et en tout état de cause, l’identification des ossements appartenant au chevalier Bayard parmi l’ensemble de ceux conservés par le service des archives départementales depuis 1966. 10. Enfin, l’exposition temporaire en 2015/2016 au Musée dauphinois intitulée "confidences d’outre-tombe" qui, dans le dossier presse, présentait les ossements retrouvés en 1937 comme étant les reliques vénérées F... ne saurait non plus valoir identification certaine desdits ossements. 11. Dans ces conditions, à défaut d’identification formelle des ossements revendiqués, et sans qu’il y ait lieu de se prononcer sur leur intérêt légitime, les consorts Parisot de Bayard ne sont pas fondés à en demander la restitution auprès de la commune de Saint-Martin-d’Hères. 12. Il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à demander l’annulation des décisions contestées. |
Philippe Dupuis
Consultant au Cridon, chargé de cours à l’université de Valenciennes
Résonance ,° 181 - Juin 2022
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