Le toucher du cadavre caractérise la véritable porte d’entrée qui mène aux spécialités professionnelles du funéraire.
C’est le pas décisif pour passer derrière le "rideau" en devenant membre actif d’une profession qui organise la sortie du monde des vivants.
Préalable indispensable à la lecture de cet article
Le choix est ici exercé d’évoquer sans tabou les aspects les plus durs et les plus crus du métier de pompes funèbres. Les âmes sensibles sont donc averties de prime abord qu’elles peuvent être choquées à la lecture de certains détails que je vais essayer néanmoins d’exposer avec tact tout en restant réaliste. Cet exercice a néanmoins son utilité, tout du moins je le crois sincèrement.
Questions souvent sans réponses franches auprès du grand public
• Comment se passe la première fois quand on touche professionnellement un cadavre ?
• Comment peut-on manipuler des cadavres quotidiennement ?
• Quels sont les risques ainsi que les craintes plus ou moins justifiées au moment du contact ?
• Y a-t-il des techniques à connaître dans ce domaine ?
• Comment intervenir dans les cas d’une intervention sur cadavre décomposé ou abîmé ou sanglant ?
• Comment affronter une exhumation délicate ? Intervenir sur une réduction de corps ?
Les professionnels sont souvent réticents à décrire en détail la réalité macabre de leurs interventions. La conversation tourne généralement à la dérision plus ou moins gênée, entraînant ainsi le professionnel funéraire dans une attitude réservée ou au contraire humoristique, façon d’esquiver la réalité. La fameuse légende du "croquemort" dont l’appellation viendrait d’une hypothétique morsure du pied pour vérifier jadis la réalité de la mort : c’est une pure fantaisie imaginative, de mauvais aloi car elle contribue à marginaliser socialement le professionnel funéraire en l’affublant d’un rôle dégoûtant et sordide.
Tordons le cou une bonne fois pour toutes à cette ânerie populaire en précisant que le terme "croquemort" provient du vieux français "croquer" qui veut dire "saisir", "attraper". À ce titre, celui qui saisit le verre en fusion dans une verrerie est dit "croqueur", l’ouvrier agricole, qui loue sa force des bras, est dit "croquant", celui qui prenait des notes (le journaliste) était dit "croquenote" etc. Le "croquemort" est donc celui qui attrape le mort pour le placer en bière ou pour le déplacer selon les circonstances et les besoins. Qu’on se le dise ! Et maintenant, passons aux choses sérieuses…
La première fois
C’est comme d’autres premières dans la vie, celle-ci ne s’oublie pas. Chaque professionnel de pompes funèbres garde le souvenir de "son" premier défunt. Pour ma part, c’était à Dole le 2 octobre 1982. Je connaissais déjà la mort traditionnelle et rurale du voisin, la mort tragique, la mort douloureuse, la mort injuste, la mort violente, la mort idiote et je venais juste de quitter le vert kaki (porté quatre années dans des conditions difficiles) pour endosser le bleu marine des pompes funèbres. Ce jour-là, après quelques heures au bureau, l’équipage technique est venu à l’agence pour m’embarquer vers une mise en bière à domicile.
Le ton fut donné d’emblée dans la chambre à l’étage d’une petite maison très modeste : un défunt cancéreux avait attendu plusieurs jours dans son lit et une odeur de pourriture flottait dans la pièce, accompagnée d’un dégagement bien connu de bulles liquides et colorées sortant du nez et de la bouche (on dit alors que cela "bousine"). Les revenus limités dans la famille avaient motivé un refus de soins de conservation et pour tout préciser, les muscles sphincter s’étaient relâchés avec le contenu logique dans ce cas au niveau du bassin.
Pour autant, dans cette situation, des jeunes attendaient au rez-de-chaussée pour revoir une dernière fois leur père avant la fermeture du cercueil. La problématique était double : manipuler le corps sans se salir et présenter le défunt une dernière fois sans les odeurs et la vue de la dégradation. Les porteurs s’attendaient en toute logique à ce que j’assiste passivement à leur stratégie de manipulation vite fait et au plus facile. Ce jour-là je leur ai demandé d’emblée d’attendre mon initiative.
Me voici à la rencontre des proches, je leur demande du coton, de l’eau de Cologne, un sac poubelle et j’ai tamponné le visage souillé, sous le regard étonné de mes collègues. Ensuite j’ai pris sous ma direction les proches en ayant au préalable pris soin de ventiler la chambre une fois le défunt placé dans son cercueil. De ce premier jour, j’ai constaté l’installation d’une confiance et une complicité qui ne se sont jamais démenties entre l’équipe technique et moi. J’étais devenu en une heure un membre à part entière des effectifs de l’entreprise. Mais j’ai compris rapidement que cela n’était pas aussi facile pour tous. J’avais de ce fait évité le bizutage à la morgue de l’hôpital qui consistait à des tours macabres joués comme des tests d’aptitude.
J’ai vu ainsi des postulants au métier ne pas dépasser le premier jour d’essai en y renonçant avec effroi. De même les annoncés "durs" de la pelle et de la pioche abandonnant les outils autour de la tombe à demi creusée. J’ai ainsi recruté dans ma carrière des personnes sélectionnées a priori sur base d’une bonne maîtrise personnelle et à propos de qui j’ai constaté la faiblesse au bout d’une mise en bière quelque peu difficile. De fait, la première fois est souvent déterminante dans le métier. Cela passe, ou cela casse.
C’était plus évident il y a quelques décennies, quand la manière d’exercer était plus rude qu’aujourd’hui et quand les interventions à domicile étaient plus nombreuses. De nos jours, la pratique du métier est abordée plus progressivement et dans un contexte technique beaucoup plus favorable qu’hier. Néanmoins, la confrontation avec le premier défunt de notre carrière imprime toujours la conscience individuelle du professionnel.
La mort misérable
La mort de notre prochain nous renvoie systématiquement à la perspective de notre propre mort. C’est en cela que la mort "misérable" est puissamment corrosive sur le moral du professionnel funéraire. Qu’entendre par le qualificatif de "misérable" ? Ce n’est pas avant tout une question d’argent. La misère peut bien sûr être sociale. Je suis intervenu sur des défunts qui vivaient leurs derniers instants dans des conditions difficiles, sur le plan matériel et/ou moral. J’ai souvenir de papiers journaux pour remplacer les vitres, de miséreux retrouvés décédés dans un pré, comme du vieux bétail, dans le coin d’une rue, dans un appartement abandonné.
Ce n’est pas pour rien qu’il y a le collectif des morts dans la rue. Ce qui frappe, c’est que ces morts ont été élèves de l’école publique, protégés par notre système étatique… avant d’être expulsés pour une raison ou une autre du "système". Ceux qui sont nés Français meurent souvent en silence et dans une solitude qui a de quoi faire peur. La solidarité n’est finalement que très théorique et bizarrement, les pauvres d’un quartier sont niés, cachés dans ce même quartier alors que, paradoxalement, l’émotion se mobilise en faveur du pauvre d’ailleurs…
Je ne dis pas cela pour condamner un système mais pour souligner une réalité très souvent occultée : nous autres professionnels de pompes funèbres, nous nous mobilisons spontanément pour la dignité des funérailles de chacun parce que c’est notre façon de lutter contre la mort "misérable" à laquelle nous sommes confrontés quasi quotidiennement. Le contact avec le cadavre est alors déterminant car un cadavre "parle toujours" du défunt. Il indique la dernière maladie, la douleur ou non, la mort paisible ou pénible, accompagnée ou délaissée. Le cadavre bien sûr mais son entourage mortem et post-mortem aussi et surtout.
Nous intervenons partout où surviennent les décès, sauf sur la voie publique quand il y a accident (sauf cas de décapitation, le cas de décès qui demande confirmation médicale sérieuse, ce qui implique l’intervention des pompiers ou du SAMU pour le transport après accident). Cet entourage et les circonstances situent d’emblée le contexte de base qui préside la préparation des funérailles. C’est à partir de ce conditionnement initial que le professionnel funéraire intervient et finalement tente d’humaniser au maximum la suite des funérailles.
Le contraire lui serait tout simplement insupportable dans un contexte où la solidarité sociale traditionnelle s’est petit à petit affaiblie : privatisation et individualisation des modes de vie, diminution des effectifs religieux qui jadis administraient le mécanisme de solidarité autour des proches et du défunt. Le professionnel funéraire est en première ligne de confrontation avec la mort que je qualifie à plus d’un titre de "misérable", c’est-à-dire aussi celle qui est effacée par la technique et la bureaucratie.
La mort humaine, celle qui a du sens, du sentiment et quelque part, celle qui nous donne la force de vivre, trouve dans le professionnel funéraire son plus ardent défenseur car ce dernier n’a pas le choix pour supporter durablement son métier.
C’est pourquoi j’ai constaté dans ces dernières décennies que la seule façon de s’attacher durablement le personnel funéraire est de lui permettre de vivre son métier avec intensité auprès des familles. Les entreprises qui ont un turn over important dans leurs effectifs sont celles qui souffrent de lacunes importantes dans la pratique des funérailles (notamment en régulation d’exploitation et de temps alloués aux étapes de services aux familles). La misère, la véritable, se joue des beaux véhicules et des beaux bâtiments, elle ruisselle des frustrations, des malentendus, des brusqueries et des solitudes, principe qui s’applique à tout le parcours du défunt, de son lit de mort jusqu’à sa tombe.
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Olivier Gehin
Résonance n° 189 - Mars 2023
Résonance n° 189 - Mars 2023
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